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Je ne me souviens plus, je ne me souviens pas… Jamais je n'ai eu de mémoire.
Aujourd'hui, aujourd'hui, j'ai soixante dix ans ans et de ces vingt huit mille et cent cinq jours qui font mon existence, je n'ai souvenir que d'une petite poignée. Je n'ai, de plus, aucune certitude que ce reste ridicule, appréciable sur les doigts de mes mains, ait bien constitué la quintessence de ma vie. Je crains d'être passé à côté de l'essentiel, de ne constituer mes souvenirs que de choses futiles comme de ces couleurs criardes qui sur certaines toiles gênent la perception des nuances plus fines.
Aussi, une de mes obsessions les plus fortes, les plus récurrentes, a toujours été, pour une raison ou une autre, d'être interrogé un jour par un quelconque inspecteur de police dont la question serait : "Qu'avez-vous fait à telle date et à telle heure ?…" et ceci quand bien même la date ne remonterait que deux ou trois jours en arrière. Sans avoir jamais vécu réellement cette situation, je sais avec une certitude absolue que ce serait un vécu-panique.
Car j'ai beau m'y efforcer, creuser mon esprit, me torturer de rappels, il m'est extrêmement difficile, pour ne pas dire impossible de remonter mentalement le temps. Les noms me sont un cauchemar : comment s'appelle cette fille avec laquelle j'ai discuté la veille dans telle ou telle galerie, comment s'appelle cette vieille connaissance que je rencontre de temps à autre ?… Lidée même que je doive citer ces noms, que celui-là ou celle-là s'approche, souriant, de moi me met dans un état épouvantable : la plupart du temps, bien que son visage me soit familier, je ne parviens à lui attribuer ni nom précis ni lien à des circonstances précises de mon existence. Je suis souvent ainsi contraint d'inventer d'indignes — parfois d'ignobles — ruses. Et même les visages ? Dès lors qu'ils s'éloignent en tant soit peu dans le temps, je souffre sans cesse à tenter de revoir ceux des êtres qui m'étaient les plus chers. 
Visages brumeux de mon grand-père, délavé de ma grand-mère — eux pourtant qui m'ont tendrement élevé — dont seules quelques vieilles photographies froissées et piquées me permettent de croire que je les porte en mémoire… visages de mes amis d'enfance… si par hasard je les revois, ce n'est que parce que leurs traits d'adultes reconstituent ce qu'ils étaient enfants mais j'ai aussi la certitude que cette reconstitution ne peut être que mensongère.
Pourtant, je crois que ma mémoire est visuelle, non linguistique, je garde des images, non des nominations. Mais, comme telles, ces images restent discontinues, constituent autant de morceaux mélangés d'un puzzle — qui dut être important — aux pièces égarées, ne se rattachent les unes aux autres que si difficilement. Leur chronologie est incertaine, leur attribution fantaisiste : jamais je ne parviens à reconstituer la suite des événements de ma vie. Pourtant, je rêve de reconstituer la chaîne complète du temps.

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