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La ville où je suis né est enclavée au fond d’une vallée profonde entre au Nord, de grands plateaux granitiques ; au sud un petit causse calcaire ultime étape avant les cévennes schisteuses. Particularité qui, outre le massacre qu’y commit le capitaine Merle à la Noël 1579, la destina au XVI ème siècle à être le rempart contre le protestantisme cévenol. C’était donc une minuscule ville où la religion était alors présente avec force : plusieurs églises et couvents, plusieurs écoles « libres » deux séminaires, deux cathédrale pour une population d’environ 5000 habitants. La religion catholique représentait à la fois un modèle et un repoussoir qui partageait bien des familles. J’ignore quelle attitude mon père adoptait devant la religion mais le reste de la famille était plutôt du genre athée revendiqué chez les hommes et croyant par prudence pour les femmes. On était ainsi constamment dans une attitude bancale : le grand-père et mes oncles ricanaient ou même coassaient au passage des cortèges de séminaristes vêtus de noir mais la plupart des femmes allaient ouvertement à l’église dans diverses circonstances comme les baptêmes, les communions, les mariages, les enterrements, parfois plus discrètement, à l’insu des hommes, pour des raisons plus personnelles. L’éducation culturelle des enfants étant plutôt l’apanage des femmes — les hommes se réservant une éducation que je dirais naturiste consistant à aider à s’imprégner du monde des champs, des forêts, des rivières et des rochers — c’était à elle de décider ce qui devait être fait dans ce domaine. Ainsi, mon frère et moi, furent inscrits à l’école maternelle Sainte Marie, confiés à la garde vigilante des religieuses et, plus tard inscrits au catéchisme, gentiment contraints à faire nos deux communions. La première — la petite communion, avec la gifle de l’évêque — à sept ans, la seconde — la communion solennelle — vers douze ans. Ma petite enfance, jusqu’à ce qu’à six ans j’entre dans une école primaire laïque, fut ainsi encadrée par une religiosité que je subissais sans en avoir vraiment conscience sauf en quelques rares circonstances comme la fête Dieu qui avait lieu chaque année soixante jours après Pâques. C’était, avec le tour cycliste des anciens remparts, un des événements marquants de la ville à laquelle tous participaient. Une longue procession parcourait toutes les rues de la ville médiévale. Les habitants, mes grands parents athées y compris, habillaient leurs murs avec leurs plus beaux draps sur lesquels ils avaient piqués des fleurs diverses et, à chaque croisement étaient dressés des reposoirs, c’est-à-dire des sortes d’autels ornés de dentelles, de bouquets et de divers objets liturgiques, dont certains offerts par les habitants du quartier. À chacun de ces reposoirs la procession chantante s’arrêtait pour dire — ou faire semblant de…— une prière. Tous les élèves des écoles religieuses devaient y participer car, même si ce n’était pas une contrainte réelle, leurs enseignants savaient les convaincre de la joie et la gloire qui en découlait. J’en fis donc, sans hésitation ni pleurs, partie l’année de mes quatre ans et celle de mes six ans.
La première fois j’avais été habillé par les religieuses d’une tenue d’angelot c’est-à-dire d’une longue robe blanche bordée de dentelles dans le dos de laquelle étaient fixées, je ne sais plus lourdescomment, deux ailes de carton recouvertes de plumes véritables. Dans l’ordre immuable du rituel de cette procession, les angelots, encadrés par des religieuses qui veillaient à assurer le rite en récupérant les enfants fatigués ou ceux qu’un besoin pressant contraignait à quitter le cortège, formaient l’avant-garde. Le rôle essentiel des angelots était, outre d’essayer de participer au chant collectif, de semer les pétales de rose qu’ils prenaient avec parcimonie dans un petit panier d’osier pendu à leur épaule pour en joncher le sol avant le passage de l’évêque qui, précédé de deux séminaristes portant des croix, suivait immédiatement la vingtaine d’angelots. Tout ceci avait, bien entendu soigneusement répété dans la cour de l’école maternelle. Et, malgré la longueur de la cérémonie et la distance parcourue, nous en étions assez fiers car c’était un rôle de mâle. Les angelots, quoi qu’on en dise par ailleurs, ayant tous un sexe masculin en devenir. Les fillettes, elles formaient une autre cohorte, en robes blanches, sans ailes ni panier, mais avec une couronne de fleurs ornant leur tête et se tenaient plus loin dans le cortège.
Je fus donc fier également d’être choisi — il fallait être bon élève — l’année suivante pour cette même procession. Mais, j’avais grandi, j’approchais de la première communion et des esquisses de péchés commençant à apparaître, il n’était plus question d’être un angelot. Je passai donc dans la cohorte des pages. Le costume en était totalement différent : une paire de bas blancs, une culotte bouffante jaune or avec des crevées rouges, un pourpoint rouge bien ajusté, une petite toque de velours rouge avec une petite plume et, objet dont j’étais le plus fier, une petite épée au côté gauche. Plus de paniers cette fois-ci car nous étions derrière l’évêque et les notables de l’église. Nous devions nous contenter de suivre, de nous arrêter quand la première partie du cortège s’arrêtait, de dire quand il le fallait les deux ou trois prières qui nous avaient été apprises et, toujours sous la conduite des religieuses, de continuer à marcher suivis des fillettes en tenue de vierge, puis des séminariste puis de la partie de la population qui souhaitait se mêler au cortège. Il y avait même, me semble-t-il, mais la mémoire est un témoin faillible, un groupe de militaires en grande tenue. Tout cela se terminait enfin par une messe solennelle dans la cathédrale.
Je dois avouer que j’éprouvais une certaine fierté à défiler ainsi, avec, ce qui était pour moi très rare, des tenues propres et non rapiécées. Cependant ma fierté fut vite calmée par la famille : mon grand-père et mes oncles, fuyant rituellement les cérémonies religieuse étaient partis à la pêche et les femmes : mère et tantes considérant que tout cela ne faisait partie que des obligations scolaires, ne montrèrent pas un enthousiasme excessif en me récupérant en fin de cérémonie à l’école où les religieuses récupéraient nos tenues pour l’année suivante. Il me fallut attendre ensuite six ans pour qu’une autre cérémonie religieuse, la communion solennelle, réconcilie toute la famille autour de l’événement qui, au fond, à cette époque était autant civil que religieux, marquant avant tout mon entrée dans l’adolescence.
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