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En ce qui concerne les truites nous n’étions pas en reste. Mais nous ne les pêchions pas « à la loyale » comme faisait mon grand-père. À l’ouest de la ville, la rivière formait comme une plaine, où dans les 30 ou 40 centimètres d’une eau étale d’une transparence absolue où les couleurs variées des pierres du fond faisant une mosaïque, se laissaient aller de nombreuses truites aux mouvements paresseux se contentant de faire du surplace dans le contre courant.
C’était le lieu de nos pêches à la main. Bien sûr, lorsque nous allions vers elles, les truites s’enfuyaient mais nous avancions à plusieurs essayant de les pousser vers un creux de la berge où, parfois munis d’une épuisette ou d’un filet à papillons, nous nous donnions quelques chances de les attraper. C’était souvent, très souvent, un échec mais au fond, le jeu nous amusait plus que la prise. Nous allions aussi les chercher sous les pierres où nous glissions nos mains en aveugle saisissant ce que nous y sentions de gluant et vivant. Parfois c’était un goujon, une truite, parfois un rat, un crapaud ou une couleuvre, toutes prises suscitant les moqueries bruyantes de nos camarades. Nous les rejetions le plus vite, le plus loin près possible, mais parfois aussi sur les autres membres de la bande, pour les effrayer et en rire surveillant la nage de la couleuvre ou du rat jusqu’à ce qu’ils disparaissent à nos vues. Rarement nous réussissions à attraper ainsi un poisson, le plus souvent il n’y avait rien sous la pierre que nous explorions mais lorsque l’un d’entre nous réalisait une vraie prise, c’étaient, pour lui, des moments de gloire dont il pouvait, longtemps après, se glorifier encore.
Nous avions ainsi un rapport étrange avec les serpents car nous ne les craignions pas vraiment. Il faut dire qu’il y en avait beaucoup dans la campagne où nous jouions et que, si nous en avions eu peur, la plupart de nos jeux auraient été impossibles car nous étions autant des enfants de la ville que de la campagne. Les serpents étaient une donnée de la nature, comme les vaches, les taureaux, les chiens, les lézards ou les lézards verts, toutes créatures dont il fallait se méfier. Les grands apprenaient très vite aux petits à les reconnaître, à distinguer un orvet ou une couleuvre d’une vipère, comment il fallait se comporter face à eux, comment il fallait éviter de se laisser envahir par la panique et réagir le plus calmement possible. Un de nos lieux d’apprentissage était ainsi le mur Nord de la plaine d’eau, mur de soutènement de la route qui passait trois ou quatre mètres au-dessus de l’eau. Sa surface irrégulière, faite de pierres brutes, présentant de nombreux trous, était, parce que bien exposée au soleil, une place prisée des vipères qui, enroulées en partie sur elle-même, parfois une partie du corps encore à moitié dans le trou où elles se retiraient pour la nuit. Pour accéder à l’eau nous étions obligés de passer à un mètre ou deux d’elles. Pour les petits c’était une forme d’apprentissage : connaître les vipères, et malgré les légendes qui couraient ça et là dans les familles, ne pas en avoir peur. Même si parfois elles se réveillaient et, menaçantes, sifflaient il suffisait de savoir que leur taille ne leur permettant pas de nous atteindre, le passage pouvait se faire tranquillement sans effroi. Bien sûr, certains d’entre nous s’y refusaient, aussitôt traités de peureux par la bande et perdant une grande part de leur prestige. Ce refus ne pouvait pas ainsi durer trop longtemps car la bande finissait par rejeter le couard. Les grands d’ailleurs, les plus courageux d’entre eux — et j’avoue que je n’ai jamais moi-même montré autant d’audace — décidaient parfois de jouer avec l’un ou l’autre des serpents du mur. Pour cela, ils s’approchaient assez près pour exciter une vipère agitant, de la main gauche, en avant d’elle un chapeau de feutre ou un chiffon épais sur lequel elle se jetait en un éclair y mordant ses crocs. Il s’agissait alors d’attraper sa queue au plus vite et, avant qu’elle ne lâche le leurre, de tirer d’un coup très sec pour arracher ses crochets à venin la rendant ainsi inoffensive et captive.
Suivant son humeur, le chasseur pouvait la tuer en lui fracassant la tête sur une pierre du mur, la relâcher dans la nature sachant que ses crochets repousseraient en quelques jours ou l’enfermer dans un sac pour, à l’occasion jouer un jour ou deux avec elle. La plupart du temps pour effrayer nos adversaires.
Nous en avons fait aussi, plusieurs fois, un usage plus douteux. Les commerçants de nos rues pour la plupart ne nous aimaient pas beaucoup. Certains nous considéraient comme des vandales, certains même comme de potentiels voleurs et ils n’hésitaient pas à nous chasser lorsque nous approchions trop près de leurs étalages ou que nous rentrions dans leurs couloirs ou leurs cours pour nous cacher ou fuir un poursuivant. Cela exigeait de notre part quelques vengeances et plusieurs d’entre eux un jour, alors qu’il y avait quelque client, mais nous préférions les clientes, eurent l’effroi de voir zigzaguer une vipère dans leur boutique. Lorsque nous entendions une cliente hurler de peur, notre vengeance était complète.

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