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C’est le lundi 1 octobre 1951. C’est ma rentrée des classes en CM2. L’année la plus sérieuse, la plus importante, il va me falloir préparer le concours d’entrée en sixième ou, c’est encore en discussion dans la famille le collège militaire d’Autun où mon statut de pupille de la nation m’accorde une certaine priorité. J’avoue avoir une certaine préférence pour Autun, l’image militaire, celle du héros et puis, contrairement à nombre de mes camarades qui n’envisagent pas leur vie ailleurs que dans cette ville où ils sont nés, pour moi qui n’en ai jamais bougé, ou presque, la possibilité de voyager… Mais rien n’est encore décidé. Pour l’instant, c’est la rentrée des classes et tout se déroule comme cela se doit, comme cela s’est toujours fait. Les classes ne changent guère d’une entrée sur l’autre, seuls les redoublants… Rien de bien excitant. Pourtant cette année-là, il y a du nouveau. Ou plutôt un nouveau. Un vrai nouveau que personne ne connaît, qui n’est donc pas de la ville. C’est un garçon à peu près de ma taille, plutôt trapu, il semble costaud, ses cheveux auburn sont complètement frisés comme des poils de caniche, il a un regard franc, droit, ne semble pas du tout intimidé d’entrer dans une classe qui lui est totalement inconnu. Sous l’obligatoire blouse noire à liseré rouge, il est vêtu d’une culotte comme nous n’en avions jamais vu, en cuir verdâtre avec des bretelles, et le col d’une chemise blanche dépasse du col rond de la blouse. Il est la visée de tous les regards. Dans le double alignement d’élèves qui va s’avancer vers la salle en classe, il est l’objet de toutes les curiosités, on se pousse du coude, on chuchote « qui est-ce… vous le connaissez… ». Il fait semblant de rien, reste impassible. Le maître « silence, avancez en silence » et les deux rangs d’élèves pénètrent dans la salle de class, au fur et à mesure de leur entrée, les élèves accrochent leur veste ou leur chandail à une patère. « Trouvez une place en silence dit le maître » dont nous sommes les nouveaux élèves même si, dans ce cas, « nouveau » est un peu exagéré car il nous a surveillé dans la cour de récréation pendant les quatre années précédentes, connaît tous nos noms, et les maîtres de nos classes antérieures n’ont pas manqué de lui dire quels sont les bons et les mauvais élèves. Cette petite école est un microcosme. Nous sommes déjà catalogués, nos réputations ne sont plus à faire. Aussi malgré l’apparence de liberté qui nous est laissée dans le choix de nos places, il intervient, sépare deux élèves qu’il ne veut pas voir côte à côte au même bureau, ou mitoyen dans leurs rangées, ou au contraire apparie deux élèves dont il estime que la proximité peut-être bénéfique. Le nouveau a choisi une des places les moins recherchées, au premier rang, juste en face du bureau magistral sur sa petite estrade. Je me suis spontanément installé à ma place préférée, au dernier rang, juste à côté de la fenêtre. Durant la première moitié de la matinée qui commence par la traditionnelle leçon de morale, « le menteur n’est jamais écouté même quand il dit la vérité » ou « Patience et longueur de temps font plus que force ni que rage », ou nombre d’autres encore, le nouveau lève plusieurs fois une main quand le maître pose une question, répond d’une voix claire avec précision et justesse. alors que la plupart d’entre nous sont plutôt réticents à jouer le jeu et que moi je m’enferme dans ma comédie habituelle d’inattention attendant une apostrophe qui ce matin ne vient pas. Je sens, je devine que ce nouveau élève va être un concurrent sérieux pour la première place que jusque là, je réussissais à me faire attribuer sans grande difficulté.
La cloche sonne. C’est la récréation. Dès la porte de la classe passée, nous nous lançons dans des cris divers. La joie d’avoir passé assez vite cette première moitié de matinée de classe. Le maître a retenu le nouveau. Il reste avec lui dans la classe. Ça ne dure pas longtemps mais c’est suffisant pour que ça m’intrigue. Que peut-il bien lui dire ou lui demander. Puis le nouveau sort dans la cour, nous sommes déjà en train de courir en tous sens ou de participer en petits groupes à des jeux de bille ou à taper dans un ballon dans des parties de foot plutôt surréalistes. Manifestement, il ne sait pas que faire, finit par s’asseoir sur la marche supérieure du petit escalier de la classe, nous regarde jouer. Alors que de nombreux regards montrent que sa présence nous intrigue, personne ne va vers lui. Il reste seul, il semble impassible, il trouve certainement la situation normale.
La cloche sonne, nous nous mettons en rang. Pour le découvrir un peu plus, je me place à côté de lui. Mais il est interdit de parler dans les rangs. Le maître siffle dans son sifflet à roulettes et, en silence nous regagnons les places qui nous sont, à moins de faute grave, assignées pour l’année scolaire à venir. Le maître a fait venir le nouveau à côté de lui sur l’estrade : « voici votre nouveau camarade, il vient d’Allemagne, ne connaît ni notre ville ni notre école, je vous demanderai d’être compréhensif avec lui ». Le nouveau regagne sa place. La leçon d’histoire ou de géographie ou de mathématique ou de leçon de choses commence. Je n’ai plus aucun souvenir de son contenu. La routine a repris ses droits.

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