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Souvenir. Mensonge. Vérité. Je ne sais pourquoi cette question me taraude. En cette époque où l’image est reine, je me suis dit qu’il n’y avait qu’une façon d’avancer un peu dans ce questionnement. J’ai en effet, dans mon grenier, une caisse pleine de photographies que je me suis promis plusieurs fois de trier mais reculant toujours devant l’ampleur de la tâche, peut-être aussi par crainte de ne pas trouver ce que je croyais y être. Je me suis décidé à m’atteler à ce travail pour dans un premier temps, chose plus facile, séparer les photos noires et blanches de celles en couleur. Celles concernant mon enfance ne pouvaient en effet être que dans la première série. Elles n’étaient pas nombreuses, peut-être une cinquantaine, je ne les ai pas comptées. Contrairement à nombre de celles en couleur qui ne résistent pas au temps et s’effacent inexorablement, celles en noir et blanc sont encore très visibles. Dans cette pauvre collection d’images, j’ai en effet trouvé quelques réponses à mes questions : une photo, un peu surexposée, un peu craquelée comme si elle avait été pliée, du régiment de mon père aligné, passé en revue, présentant les armes à deux officiers aux grades illisibles, certainement lors d’une cérémonie dans un village (ou une petite ville) de haute montagne semble-t-il que je n’ai pas réussi à identifier faute d’indices suffisants mais qui n’évoque en rien ma ville de naissance. Qui a pu prendre cette photo non datée ? Ma mère certainement, ou un ami ? Impossible de le savoir. Mais pourquoi m’intrigue-t-elle car seule une inscription manuscrite au dos me permet de savoir qu’elle concerne mon père.
Quatre autres photos ensuite dont trois d’entre elles de mon père, les seules que j’ai pu retrouver. Dans la première, certainement la première car c’était avant qu’il soit recruté dans son régiment, il est en tenue de marin sans le béret, front couvert d’une mèche de cheveux. On ne voit que son buste et son visage, il a l’air fier, solide, sûr de lui, regarde franchement le photographe et esquisse un demi sourire que j’interprèterais facilement comme un peu ironique et qui me fait penser à mon propre sourire dans la photo en couleur de mon frère et moi dont j’ai déjà parlé. Dans la seconde il est en civil, dans un costume clair, chemise, cravate, pochette, gris peut-être à très larges revers, son front est dégagé, les cheveux tirés en arrière, tête légèrement inclinée sur la gauche, il est face au soleil, plisse les yeux dans une grimace qui lui fait montrer les dents. Il est moins beau que dans son costume de marin. Dans la troisième, il est avec ma mère, entre eux un petit enfant, moi sans aucun doute. Ils sont sur le trottoir d’un des ponts de la ville. Tous deux me tiennent la main. Je dois en être à mes premiers pas car ils sont très attentifs et j’ai perdu une de mes chaussures. Ma mère, comme toujours est assez élégante dans une robe à jupe et manches plissées. Elle porte autour du cou une petite chaîne avec une petite croix. J’ai également une chaîne et, semble-t-il une médaille. Mon père est encore en costume, plus sombre celui-là, encore en cravate mais celle-ci est ornée de motifs croisés, encore une pochette. Aux pieds des chaussures d’été, aérées. Son visage, penché sur moi est peu lisible et l’attitude de son corps révèle une certaine gaucherie comme s’il ne savait pas s’y prendre avec ce bébé qui, le pied chaussé en l’air, paraît vouloir résister à l’emprise des deux adultes. Qu’en dire sinon que autant je reconnais bien ma mère dont j’ai un souvenir clair, si ce n’étaient les inscriptions au dos et la vraisemblance des contextes, je n’ai aucun souvenir du visage de cet homme dont il est dit qu’il est mon père. J’ai, dans mes souvenirs, quantité de visages, mais pas celui-là. Je sais que c’est mon père, car me montrant une des photos on me l’a, tout au long du temps, répété, mais je ne le vois pas et incapable de relier ces photos entre elles, j’aurais pu accepter n’importe quel autre visage comme étant celui de mon père.
De la même façon, une autre photo, que je ne crois pas avoir vu auparavant, celle d’un homme jeune moustachu, en uniforme, large ceinture de cuir et baudrier sur l’épaule gauche, d’infanterie peut-être, portant au col le numéro 82, tenant une cigarette à la main gauche et des gants dans sa main droite, regardant aussi fièrement l’objectif qui ne m’évoque rien et n’a pour moi d’intérêt que par l’inscription manuscrite qu’elle porte, qui devait être claire pour celui ou celle qui l’a écrite mais dont pourtant je ne parviens pas à vraiment démêler le sens : Jean, fils de Marie-Jeanne, sœur de Jean, le grand-père, mort dans la Somme en 1916. Toutes ces bribes de liens, tous ces morts, ne parviennent pas vraiment à atteindre mes souvenirs et, la plupart du temps, ne font que me plonger dans une perplexité plus grande encore. L’incertitude reste plus grande que la certitude.
Les photos ne sont que des mémoires mortes. Et, même aujourd’hui, où la technologie a multiplié les outils de conservation et de recherche, seule nous fait vraiment la mémoire vive, celle que chacun de nous porte en lui.

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