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Je glisse lentement vers la vieillesse. Il m’arrive, de plus en plus souvent, de plus en plus longuement, avalé par mon canapé préféré de laisser mon esprit vaguer à son rythme, sans aucune force ni envie de le contrôler. Car nous vivons simultanément dans au moins quatre univers parallèles, ceux de l’imagination, de la réalité, du rêve et du souvenir qui, mutuellement, s’influencent. Notre personnalité propre, nos vies sont la résultante de ces quatre forces qui nous entraînent sans fin et nos vérités ne se construisent que dans leurs fluctuations.
J’en ai encore eu la preuve dans une des photos que je viens d’extraire de ma caisse. Un de ces clichés traditionnels pris à la fin de l’année scolaire. Celui-ci date de ma dernière année d’école primaire, juste avant le concours d’entrée au lycée. Elle présente vingt trois garçons disposés sur trois rangées. La première, où je figure, est assise sur un banc renversé, les deux autres sur les marches de l’escalier qui mène à la salle de classe dont la porte est fermée. Malgré la grande variété des visages, très peu sourient, même s’ils fixent leur regard vers le photographe, visages plutôt fermés dans l’ensemble, paraissant résignés, comme si cette photo était pour eux une corvée ou la fin d’une période de leur existence car ils allaient devenir définitivement ces « hommes » dont ne cessaient de parler les parents, avenir qui, pour la plupart était plein d’interrogations et d’inquiétude. Je suis aujourd’hui incapable de donner un nom à chacun, j’y reconnais pourtant nombre de visages disparus après l’entrée en sixième et dont je ne sais ce qu’ils sont devenus par la suite. Seuls me semble-t-il aujourd’hui quatre d’entre eux accéderont à cette promotion et, parmi ces quatre, mon ami au deuxième rang de la photo. Les autres ont disparu, peut-être au collège technique, certainement dans la classe du certificat d’étude ou en apprentissage. De même je n’y retrouve aucun de ceux qui appartenaient à ma bande, les grands ayant sûrement déjà quitté l’école primaire et les plus jeunes n’étant pas encore à ce niveau.
Je ne vais pas ici céder à la facilité d’une description qui ne peut intéresser que ma propre nostalgie et n’a rien d’universel. La sélectivité de mes souvenirs est ici remarquable car je ne reconnais avec certitude que six visages et ne peux en nommer aujourd’hui que quatre. Sans cette photo, le reste a complètement disparu dans l’oubli. Je suis assis au premier rang, bras croisés, toujours avec l’espèce de faux sourire vaguement ironique et méfiant qui me caractérise sur bien de mes photos. Je porte la blouse noire à liseré rouge dont j’ai déjà parlé mais alors que je croyais, que j’étais certain, que nous portions tous la même, je dois reconnaître que mon souvenir est, sur ce point aussi, mensonger car nous ne sommes que deux à la porter. Cinq autres ont une blouse grise mais la majorité des autres sont dans des tenues ordinaires de ville dont la plupart donne une impression de pauvreté. Mais il faudrait resituer en fonction de l’époque. Par contre mon ami, un des deux seuls à être un peu souriant, porte bien son lederhose, la culotte de cuir bavaroise, dont je me souvenais mais aussi une vareuse de marin breton dont je ne me souvenais pas, l’ensemble donnant à sa tenue une allure un peu exotique détonnant dans l’ensemble classique des vingt deux autres élèves, le situant presque comme venant d’un autre univers que celui de l’ensemble des autres élèves. Peut-être même était-ce cet exotisme, cette légère étrangeté, qui m’avait attirée chez lui : il n’était pas vraiment comme les autres. Plus étonnant encore, alors même que pendant deux ans nous ne nous sommes presque jamais quittés, il n’est en rien frisé comme j’en avais conservé l’image.
Bien sûr, ces petites erreurs de la mémoire n’auraient pas une très grande importance si elles ne révélaient les transformations que le souvenir fait inévitablement subir à l’enregistrement des faits. L’univers du souvenir est un univers flou où l’imagination, s’ancrant sur quelques faits épars, reconstitue le monde à sa convenance. C’est ainsi que nous pouvons vivre car nous nous accommodons de la réalité, la digérons, en une matière adaptable au présent dans lequel il se manifeste. Tout ce que j’écris ici est susceptible d’être constitués d’autant de petits mensonges que mon cerveau présente comme des vérités absolues et si je devais aujourd’hui témoigner de la réalité de cette classe, que pourrais-je en dire qui serait fiable ?
De nos jours nous disposons de puissantes technologies de la mémoire et il nous est possible de vérifier la réalité de bien de nos souvenirs, de les plus perceptibles. J’ai ainsi pu, grâce à Internet, vérifier que le quatre vingt deuxième régiment d’infanterie avait bien combattu sur la Somme en 1916 et que mon père était simple garde dans le quatrième escadron de la garde mobile, je peux écouter quelques unes des chansons de mon grand-père, retrouver la voiture de l’aîné de mes oncles. Je pourrais ainsi, à partir d’indices glanés ici ou là, dans les photos retrouvées notamment, pousser mes recherches dans bien des directions. Mais à quoi bon ? Tous ces renseignements relèvent de l’histoire collective, non de ma mémoire personnelle qui, même si elle déforme la réalité des faits est celle sur laquelle je me suis construit.

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