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Depuis que je me suis lancé dans ces devoirs de vacance, je ne cesse de rêver, de rêver de situations labyrinthiques où je me perds, échoue de communiquer avec les êtres que je rencontre, où domine une sensation de confusion et d’incohérence absolue. Tout se bouscule dans le rappel de ma mémoire avec la pression de l’urgence. Mon cerveau est une cocotte minute dont ces pages sont la soupape permettant d’en relâcher la pression. Aussi, comme dans l’univers chaotique de la vapeur, les souvenirs me reviennent non dans un ordre chronologique, mais dans un désordre qui m’échappe. Pourquoi, par exemple, ai-je, aujourd’hui, envie d’évoquer ce que furent, pour l’essentiel, les jeux de ma bande entre nos sept et douze ans ? Bien sûr ils étaient variés suivant notamment la météo et les lieux, allant du jeu de billes, aux osselets, à cache-cache, à l’élaboration de cachettes, à la fabrication de planches à roulements à bille pour faire la course en dévalant les rues de la ville. Pourtant, celui qui me revient avec le plus de force est ce que nous appelions la guerre, entre nous ou, plus sérieusement, contre les trois ou quatre autres bandes de la ville.
Pour la guerre, il faut des armes. Et pour nos guerres, des armes non létales. Je n’avais pas le droit de sortir les vraies, celles de mon père, que je vendrai plus tard pour m’acheter des vélos. Un de nous avait un fusil à bouchon, et un autre un fusil à plomb dont nous étions envieux mais leurs portées de tir n’excédait guère quelques mètres et ils nous servaient surtout, de quelques unes de nos cachettes secrètes — toits, greniers, derniers étages des immeubles — à tirer dans les vitres des fenêtres de l’autre côté de rues dont la largeur était toujours entre cinq et dix mètres et, quelquefois, rarement de les briser ce qui nous amenait à fuir le plus vite possible de peur d’être repérés par nos victimes.
Bien plus efficaces étaient les armes que nous fabriquions nous-mêmes. Pour cela, la nature n’était pas avare de matériaux et nous avions acquis une vraie compétence à l’exploiter.
Il y avait d’abord les armes que j’appellerai de proximité qui nous étaient utiles dans les corps à corps. La plus anodine était les fruits de bardane qui s’accrochaient aux vêtements, arme plus d’intimidation que de combat et que nous nous amusions aussi, parfois, à jeter discrètement sur divers passants. Plus intéressants par leurs effets étaient les poils des fruits de l’églantier qu’à juste titre nous appelions des gratte-culs et dont les buissons aux fruits rouges vifs couvraient en grande partie le flanc sud de la vallée. Nous en cueillions de grandes quantités car certains de nos parents en faisaient des tisanes ou de délicieuses confitures et nous les aidions à la tâche fastidieuse qui consistait à les ouvrir pour en ôter les graines et, surtout, car c’était ce qui nous intéressait, les poils qui les entouraient. Nous les mettions quelques jours à sécher et nous en servions toute l’année pour, dans les corps à corps, en glisser des pincées sous les vêtements de nos adversaires L’effet était immédiat car ces petits poils s’accrochaient à la peau et provoquaient d’irrépressibles démangeaisons. Le plus difficile à supporter était quand ils avaient été glissé sous la culotte car il n’était pas alors question de se déshabiller en public pour essayer de s’en défaire. Le problème, avec cette arme, était que nos adversaires savaient aussi la fabriquer et que l’arroseur était souvent, lui aussi, arrosé. Mais les poils à gratter servaient aussi dans d’autres occasions. À l’école, c’était une façon de se venger des élèves qui, pour une raison ou une autre nous déplaisaient. Cela se passait toujours pendant la récréation et nous nous arrangions pour que ce soit fait le plus discrètement possible. En classe, le maître ne tardait pas à repérer l’élève qui s’agitait sur son banc, se frottant contre le dossier, essayant d’atteindre les parties du corps démangées. Il savait bien qu’il était inutile de chercher le coupable car nous visions généralement des élèves d’une autre classe et que, de plus, cafter (c’est ainsi que nous disions dénoncer) était une faute gravissime susceptible de nombreuses vengeances. Aussi se contentait-il, soit de laisser le malheureux se débrouiller avec ses démangeaisons, soit de le faire venir au bureau, lui demandant, suivant les cas, de quitter blouse, pulls et chemise et de lui frotter le torse avec un chiffon quelconque dans l’espoir d’ôter le plus possible des poils urticants. Bien entendu, il fallait qu’ils soient sur le torse parce qu’il n’était pas question de demander à un élève de se mettre nu en classe.

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