43


Il faisait extraordinairement beau ce jour là. Une journée de fin de printemps ou de fin d’été. Il devait être huit ou neuf heures. Le ciel était de ce bleu profond uniforme comme seuls peuvent l’être les cieux de montagne. Je me revois assis sur un petit tabouret sur le balcon de mes grands parents. Quelques passants commencent à circuler dans la rue au-dessous de moi. J’avais peut-être dix ou onze ans, pas plus car je ne crois pas être déjà rentré en sixième. Je suis vêtu d’un short et d’une chemisette. Je viens de boire mon bol de chocolat matinal. Je suis bien, baigné par la chaleur douce du soleil qui commence à dépasser les toits et à me chauffer car à l’altitude de la ville les débuts de matinée sont frais. Je sens que la journée va être parfaite.
La veille j’ai longuement sélectionné dans un buisson de noisetiers une longue branche presque totalement droite d’environ trois centimètres de diamètre dans sa partie la plus large. J’ai aussi sélectionné cinq petites autres branches tout aussi droites d’environ un centimètre de diamètre et j’ai rapporté tout cela à la maison tout excité à l’idée de ce que j’allais pouvoir en faire. Maintenant, ayant derrière moi une longue expérience, je passe à la réalisation. Un arc. Mon arc. Je veux réaliser mon chef d’œuvre et gagner toutes les compétitions internes à la bande. Pour cela je sélectionne dans la branche la plus grosse la portion d’un mètre cinquante environ que j’estime la plus droite. Mon premier travail est de l’écorcer soigneusement, de mettre à nu la partie blanche et dure du bois proprement dit et de la laisser sécher un peu au soleil pour enlever son humidité superficielle qui fait glisser le couteau. Puis j’entame mon travail de sculpture qui consiste à partir du milieu du fragment conservé à affiner le côté le plus gros pour le réduire, avec le plus de régularité possible, à la dimension de la partie la moins grosse de façon à obtenir une tige de bois aux extrémités symétriques. Pour cela j’ai emprunté le gros Laguiole à manche de bois orange de mon grand-père, celui qu’il ne nous laisse jamais sortir de la maison mais que lui emporte toujours avec lui. J’agis avec minutie. Je prends mon temps ne me laissant pas distraire par ce qui se passe autour de moi, dans l’appartement où mon grand-père est occupé à nettoyer les truites qu’il a prises la veille. Ma grand-mère, elle, est sortie faire quelques courses, mon frère dort encore. Et dans la rue où les passants, les passantes surtout, vont d’un commerce à l’autre, aucun copain ne s’est encore manifesté. Le moment est privilégie. J’en profite. C’est un de ces moments de bonheur, d’harmonie complète, physique et psychologique, qui laissent une trace durable. Je projette tout mon bien être dans la réalisation à venir.
Une fois le travail de dégrossissage effectué, vient un moment plus délicat, celui de creuser aux deux extrémités les encoches où va devoir être fixée la corde. Il ne faut surtout pas faire éclater le bois en creusant trop brutalement ou trop profond car, alors, tout serait à recommencer. Mais il faut aussi pourtant que l’encoche dans le bois soit assez profonde pour que la corde n’en sortent pas lors de sa traction. Je procède lentement, enlevant doucement de petits fragments de matière jusqu’à ce que je sois satisfait du résultat. Plus rien ne m’intéresse que ce travail que ce jour-là je réussis parfaitement. Ce n’est que le début. Il faut maintenant assouplir le bois en lui donnant lentement sa courbure. C’est encore une étape risquée car il ne faut pas le forcer au risque qu’il éclate. Il faut l’apprivoiser lentement en procédant par étapes, forçant doucement le centre la branche sur un genoux et tirant lentement les extrémités par les deux mains avec une force égale. Puis, quand l’ancienne branche a commencé à adopter une courbure, mettre une corde, qui ne sera peut-être pas la corde définitive mais qui va permettre d’accentuer légèrement sa courbure pour le laisser sécher quelques jours pour, changeant la corde, lui donner sa convexité définitive en ayant soin de ne pas trop forcer le bois pour qu’il n’éclate pas. J’ai dû travailler sur l’arc une bonne heure. Je ne peux résister au plaisir de le montrer à mon grand-père. Il me félicite et ça me fait plaisir même si je sens bien que ce n’est pour lui pas très important.
Reste maintenant le travail tout aussi délicat des flèches : sélectionner, sur chaque petites branches, une longueur d’environ cinquante centimètres avec le moins de nœuds possibles, écorcer, ôter au couteau les petites irrégularités de façon à ce que la tige soit bien lisse et glisse parfaitement sur le bois de l’arc, et, le plus délicat, fendre en quatre sur environ six centimètres l’extrémité la plus large de façon à pouvoir insérer un empennage. C’est le moment que je redoute car il suffit d’insister un peu trop sur le couteau pour que le bois éclate. Aussi est-il important de la réaliser avant que le bois ait séché. Ce jour-là, à ma grande satisfaction, je réussis la préparation des cinq tiges. Il faut alors confectionner, après un pliage adapté, cinq empennages longs de cinq centimètres dans un petit carton assez rigide mais peu épais. Comme une petite pyramide en pointe avec quatre branches de façon à glisser chacune dans une des fentes. Ceci fait, fixer à l’empennage, avec du fil de pêche ciré emprunté à mon grand-père ou à un de mes oncles, l’empennage en resserrant fortement le bois au-dessous de sa ligne de pénétration dans le bois de façon à consolider la tige et qu’elle ne se brise pas. Faire de même au-dessus de l’empennage avec la petite difficulté supplémentaire de devoir pratiquer dans le bois fendu une petite encoche où viendra reposer la corde de l’arc au moment du tir. Enfin fixer en force, à chaque pointe des flèches, un de ces petits protège-crayon coniques en métal que nous possédions tous.
J’y ai passé presque toute la matinée. Je suis très fier de moi et il me tarde d’aller essayer mon œuvre, mon chef d’œuvre. Cet arc sera le dernier que je réaliserai et sa portée se révéla supérieure à toutes celles des autres des arcs de ma bande. Ce qui me valut de nombreuses demandes de mes copains qui voulaient que je leur en fabrique un. Je crois n’en avoir fait qu’un autre avec autant de soin, pour mon frère qui se révéla cependant un peu inférieur au mien. Ces petites activités artisanales au soleil sur le balcon sont alors une de mes plus grandes joies.
Puis, je suis passé à autre chose.

Commentaires

Posts les plus consultés de ce blog