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Cette plongée dans mes souvenirs m’oblige à regarder d’une autre façon l’ensemble de mes relations au monde. Je suis de plus en plus persuadé qu’à côté du monde réel, celui dans lequel nous vivons, ressentons, aimons, souffrons, à côté du monde de l’imagination qui nous permet d’imaginer en toute conscience des univers clos dont nous maîtrisons les données au point que l’on puisse arriver à les programmer comme je le fais par ailleurs pour mes écritures numériques, le monde du souvenir est d’une autre nature. Quelque chose comme un monde virtuel qui se bâtit dans notre inconscient, s’appuyant à la fois sur des éléments du réel et sur notre capacité d’imagination, et qui a le pouvoir de nous donner l’illusion du réel, d’un réel passé certes, souvent incontrôlable d’un point de vue « historique », désormais immaîtrisable par la conscience au point d’évolution où elle est parvenue, un réel incomplet, un virtuel qui, comme tout virtuel, s’appuie sur des éléments du réel, mais qui ne se fige que lorsque nous nous mettons à l’interroger bien que, pour chacun de nous, participant de la consistance d’un monde réel. Il suffit en effet que je me mette à penser à un de mes souvenirs pour qu’aussitôt revienne avec lui un ensemble de faits, de sensations et de sentiments dont je suis persuadé, bien que rien ne m’en apporte la preuve, les avoir vécus. Ainsi de cette année 1952-53. Ainsi de la mélancolie qui s’impose à moi lorsque je pense à la force irrésistible de l’attraction envers mon premier véritable ami, dont je ressens, aujourd’hui même encore, soixante ans après, le manque bien que je sois toujours incapable de dire comment elle s’était créé et pourquoi elle possédait une telle plénitude. Ce que me disent ces souvenirs, c’est que nous essayions d’être toujours ensemble, que j’éprouvais une immense satisfaction à pénétrer son monde si différent du mien, que je m’arrangeais pour être le plus souvent possible invité lors des sorties familiales que son père organisait à la moindre occasion car nous pouvions alors marcher ensemble durant des heures, dans quelque chose comme une solitude à deux, sur des portions du causse que je ne connaissais pas, discutant de choses et autres. Je n’ai aucun souvenir de ce dont nous parlions, mais simplement que nous ne cessions de parler. Notre amitié, en tant que telle, ne se déclarait jamais, si nous ne nous disions pas amis, ce sentiment était une évidence qui ne s’exprimait que dans le besoin constant de présences et de paroles réciproques. Rien de remarquable donc. Nous ne faisions rien de remarquable et je serais bien incapable de citer un fait précis concrétisant notre amitié. Elle était là, nous n’en parlions jamais, non par pudeur, par crainte de dévoiler des sentiments qui, dits par les jeunes mâles que nous étions, nous auraient certainement paru inconvenants. Aussi, j’ignorais totalement, si cette force du sentiment était réciproque, mais j’en avais la certitude car jamais, sous aucun prétexte, il ne rejetait, ou ne donnait l’impression, d’une quelconque façon de rejeter, ma présence. Au contraire.
Aussi quand arrivèrent les vacances scolaires de l’été 1953, après nos réussites communes au concours d’entrée en sixième, quand toute sa famille quitta la ville pour voyager je ne sais où, je ressentis comme un grand vide que les jeux de ma bande ne pouvaient complètement combler, et dont je ne pouvais parler à personne sachant bien que ce ,e serait pas compris et, plus sûrement encore, moqué. Mais il y eut heureusement quelques événements d’importance qui firent diversion et ne me firent pas trouver cet été trop long.
Vers la fin 1952 en effet, mes grands parents reçurent la 2 CV Citroën qu’ils avaient commandé, et, pendant trois ans, lentement payée. Cet événement était considérable car, pour la première fois de nos vies, nous n’étions plus enfermés dans le cercle relativement étroit des distances que nous pouvions parcourir à pied. Je n’avais jusque là, jamais quitté ma ville. Il paraît cependant qu’à la fin de la guerre, vraisemblablement en 1946, j’avais alors quatre ans, nous avions fait un voyage pour aller voir la famille bretonne de mon père. Vue la situation de l’époque et les près de 2000 km aller-retour à parcourir, ce fut sûrement un voyage long et difficile dont je ne garde pourtant aucun souvenir, et si une photo me montrant juché sur un percheron et un vague souvenir de lit clos n’en donnaient témoignage, j’aurai de la peine à le croire même lorsque ma famille en parlait de temps en temps. Nous étions des experts de notre monde mais, pour la plupart de nous, dont je faisais partie, nous étions totalement ignorants de ce qui se passait autour de notre environnement propre. En cette époque sans télévision, le monde extérieur aux entours immédiats de la ville était pour moi comme les images de la caverne de Platon car je ne le voyais qu’à travers un des objets hérités de mon père et que j’aimais beaucoup utiliser, un stéréoscope en bois vernis et ses quatre ou cinq séries de plaques de verre disant les lieux qu’il avait certainement vus, notamment Lourdes et Perpignan me semble-t-il, quant aux autres ? Or, cette année là, ces vacances d’été là, mes grands parents me dirent que nous allions aller voir la mer dans le sud de la France. Bien sûr, j’avais vu la mer en gris et blanc et deux dimensions dans quelques plaques du stéréoscope et surtout dans quelques films. Je savais donc que ce lieu mythique existait, mais à onze ans, je n’en avais aucune expérience réelle. Ce projet qui au sein de ma bande nous donnait une nouvelle importance, me provoqua une grande excitation, atténuant vraiment la douleur que me causait l’idée de passer plus de deux mois dans une solitude sans ami.
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