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De jour en jour nous vivions le mas comme une prison de luxe aux portes ouvertes donnant sur un désert dont le silence n’était rompu de loin en loin que par le bruit d’engins agricoles, qui nous ôtait toute envie d’en sortir. À notre âge il n’était pas question d’aimer, comme notre grand-mère que nous avions toujours connue un peu flegmatique, les chaises longues à l’ombre des figuiers. Notre grand père, dont on sentait bien que, comme nous, il s’ennuyait aussi car, contrairement à son habitude, quand nous étions ensemble, il ne nous proposait rien à faire ou à découvrir, se plongeait dans la lecture de ses éternels Masque Noir et nous nous tournions en rond dans la fraîcheur relative du vaste jardin ombragé essayant de nous intéresser à la capture de tout insecte passant à notre portée : papillons, scarabées, bousiers, cigales, libellules, grillons qui ne manquaient pas dans les massifs de fleurs, que nous maltraitions parfois un peu avant de les enfermer dans des cages improvisées à partir de matériaux locaux de récupération et dont la fabrication était devenue notre seule distraction. Nos grands parents qui n’avaient organisé ce séjour que pour nous, feignaient de ne pas s’en apercevoir et se gardaient bien de nous interroger sur ce point. L’enfance a moins besoin de confort et de dépaysement que de cadre géographique et humain dans lequel il se reconnaît et s’épanouit : l’absence de nos copains se faisait tout particulièrement sentir. Nous commencions à regretter ce qui nous avait été présenté comme des vacances fabuleuses. Pourtant, sentant bien que cela chagrinerait nos grands parents qui avaient fait un gros effort pour nous, nous ne disions rien.
Est-ce pour cela qu’enfin, un soir, à table, mon grand père annonça de façon quasi solennelle : « Demain nous allons à la mer, on partira assez tôt pour bien en profiter. Départ à huit heures. » Bien qu’ignorant totalement ce qu’était la réalité concrète de cette mer dont nous avions entendu si souvent parler, nous étions fous de joie. La mer, enfin la mer. Le mot m’évoquait un territoire fabuleux peuplé d’animaux fantastiques et dominé par les marins dont, un jour, notre père avait été. Il nous fallut beaucoup de temps pour nous endormir tant nos cerveaux s’efforçaient à imaginer ce qui nous attendait réellement. Et, bien que je ne m’en souvienne plus, je suis certain que mon sommeil fut rempli de rêves.
Quant à s’éveiller tôt, ce n’était en rien un problème. Toujours nous étions levés au plus tard vers huit heures et souvent même bien avant.
Le matin, notre grand-mère avait préparé un pique-nique. Notre grand-père, lui, avait trouvé le parasol dont sa nièce lui avait dit de se servir s’il en était besoin : « inutile d’en acheter un, utilisez celui du mas… », l’avait placé, démonté, sous les sièges arrière de la voiture. Puis il avait suivi son rituel d’entretien de la 2 CV : vérification du niveau d’huile, remplissage du réservoir d’eau, vérification de la pression des pneus, consultation de la carte Michelin. Notre grand-père étant amoureux de la précision et soucieux des choses bien faites, à huit heures tout était prêt. La 2 CV étant, d’après lui, toujours en rodage, terme technique pour nous mystérieux mais dont nous savions pour l’avoir entendu le dire cent fois que cela signifiait que nous allions rouler lentement, nous sommes partis prudemment. Sur notre siège arrière nous étions excités comme une armée de guêpes, nous retenant cependant, de peur de nous faire gronder, de trop nous agiter sur les sièges très élastiques de la voiture, observant avec attention le paysage dans l’espoir d’apercevoir enfin ce territoire fabuleux qui nous avait été promis. Nous avons vu surtout des vignes, des kilomètres de pieds de vignes, alignés comme à la parade, striant l’espace ainsi qu’une immense armée de petits soldats au garde à vous. Le voyage nous parut très long et, au grand agacement de notre grand père, nous ne cessions de demander « quand on va voir la mer, quand on va arriver à la mer ? »
Le petit village de bord de mer le plus proche était à environ trente kilomètres qui durent nous prendre trois bons quart d’heures à cette époque où pourtant la circulation était presque nulle. Le ciel, d’un bleu étale et triomphant, était sans un nuage. Il faisait déjà chaud quand nous sommes arrivés mais nous ne vîmes pas encore la mer. On nous avait bien dit qu’elle était là, mais elle se faisait désirer, il fallait encore traverser le village. Notre exaltation était à son comble.
Enfin, un petit port de pêcheur et devant nous, à perte de vue, deux étendues la mer et la plage toutes deux désertes à cette heure. Nous n’avions jamais vu autant d’eau et de sable. Ce fut un éblouissement de bleu qui nous laissa d’abord presque stupéfaits car il n’y avait pas d’horizon. Du moins il n’y avait pas le genre d’horizon auquel nous étions accoutumés. L’eau bleue, vaguement agitée de petites vagues, s’étendait vers un infini où elle se noyait dans un ciel d’un bleu autre finissant par se fondre, dans le lointain. C’était une couleur avant d’être une surface, un son particulier aussi, une espèce de chuintement régulier incessant, une intuition d’infini.
Nous sommes bien restés dix minutes dans une stupéfaction totale. La mer, c’était ça, cette immensité plate dont, dans nos montagnes, nous n’avions jamais imaginé qu’elle pouvait exister ainsi.

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