53



Il est des moments dans la vie où tout ne semble devoir plus aller que dans un seul sens, la loi des séries, tout vers le bien, tout vers le mal, où tout vers l’inévitable routine quotidienne qu’installe de façon inévitable la répétition régulière des mêmes actes aux mêmes moments et dont ne reste dans la mémoire que cette routine même : se lever à une heure déterminée, se laver un peu, déjeuner, prendre le même chemin pour l’école, retrouver mon ami au même endroit de ce trajet près de la fontaine dite du Griffon, rentrer à l’école au signal du maître et de son éternelle blouse grise, regagner sa place fixée pour un an et attendre dans quelque chose comme une longue méditation active qu’arrivent les récréations puis la fin de la classe pour faire le chemin inverse, rentrer chez soi, faire les devoirs ou copier les lignes des éventuelles punitions. Les distractions elles-mêmes obéissent à cette routine : retrouver ma bande, discuter, décider de « faire quelque chose », rentrer chez moi, me coucher, lire à la lumière ou, un peu plus tard, sous la couette à la lampe de poche. De tout cela je ne me souviens que de peu de choses si ce n’est de cette routine elle-même et, ne me souvenant que de la généralité, de la globalité des faits, je serais bien incapable de raconter une leçon précise d’une journée ou d’une année précise. Je me souviens du poêle de fonte au centre de la classe, de l’alignement des banc-pupitres à deux places, de l’encre violette versée par le maître dans de petits godets de porcelaine s’insérant dans deux trous de leurs plateaux et de la petite étagère, sous le plateau où nous glissions nos livres et nos cahiers, je me souviens de l’estrade du maître et de l’éternel tableau noir sur les côtés duquel pendaient quelques cartes de géographie ainsi que d’autres cartes pour les leçons de choses. Je me souviens de beaucoup de détails de cette sorte, mais cela, dans ma mémoire forme un tout, une masse compacte d’heures, une image globale des cinq ans de ma vie d’écolier dont ne se détachent vraiment que très peu de choses. J’ai grandi, mes connaissances et mon expérience relative de la vie a évolué mais le cadre général est resté le même et si je peux rapporter ici tel ou tel événement c’est parce que, comme l’arrivée, insolite dans ma ville, en dernière classe d’école primaire, du nouveau qui deviendra mon meilleur ami, il tranchait dans cette quotidienneté absolue.
La fin de l’année scolaire 1952-1953 est une de ces périodes où tout se bousculait. Ma belle réussite à l’examen d’entrée en sixième au lycée qui était obligatoire à cette époque et dont les classements étaient publiés dans la presse locale ouvrit ainsi une séquence de nouveautés positives. Le lycée était alors un lieu d’élite auquel accédait à peine un peu plus dix pour cent de la population scolaire. C’était donc, massivement le lieu où se retrouvaient toute la grande et la petite bourgeoisie du département car, dans ma région de ruralité montagnarde, la ville où je vivais, chef lieu du département bien que contenant moins de dix mille habitants, était la seule à posséder un lycée. Elle avait aussi un petit séminaire aux classes payantes, équivalent religieux du lycée, où se retrouvait la partie catholique bourgeoise. Les autres élèves, suivant le niveau que leur attribuait les maîtres étaient orientés vers les classes dépotoirs du certificat d’études ou celles du collège technique ou plus simplement même était renvoyé vers une vie dite active. Être admis au lycée, avoir une bourse en tant que pupille de la nation, était donc un événement de grande importance qui introduisit immédiatement des modifications dans les comportements de la famille à mon égard. Je reçus bien sûr un cadeau et l’ensemble de la famille se cotisa pour m’acheter ma première montre bracelet. Pas n’importe laquelle, une Lip, marque alors réputée et, qui plus est, un de ses modèles de prestige —je me souvient encore de son nom étrange—, la montre Pareshoc au cadran en acier, au bracelet de cuir avec trotteuse centrale. Les montres étant alors encore des objets de luxe, ce cadeau, ainsi que le trousseau d’habits neufs qui ne tarda pas à suivre, m’obligèrent à adopter de nouveaux comportements car je devrais désormais, chaque jour, porter des habits qu’avant je considérais comme du dimanche. Il ne pouvait plus être question de me rouler dans la poussière lors des bagarres ou de faire quoi que ce soit qui risquait de les abîmer. Ma façon physique d’être s’en trouva changée, il fallut adapter mon corps à de nouveaux comportements. De même, me trouvant mêlé aux enfants considérés comme faisant désormais partie de l’élite intellectuelle et, parce que cela allait de pair, bourgeoise, je ne pouvais continuer à me laver sommairement dans une bassine. Je fus donc amené, pour la première fois de ma vie, à fréquenter les douches municipales payantes et je me souviens encore très bien de la toute petite savonnette et du berlingot Dop, dose individuelle de shampoing en forme de pyramides de couleurs différentes suivant le parfum qu’elle contenait, qui étaient remis à la caisse avant l’accès aux douches individuelles après un passage dans un vestiaire collectif où je fus très surpris de voir hommes et enfants se mettre nus sans aucune gêne ce qui ne m’était encore jamais arrivé. Puis il y eut l’autre cadeau que représentait, même si ce ne fut pas une réussite, le séjour dans le mas languedocien et la mer. Le lycée étant à l’extérieur de la ville, ce qui quadruplait mon trajet scolaire, j’obtins aussi que mon grand-père vende le fusil de chasse et le revolver de mon père dont, en tant qu’aîné de la famille, il avait toujours été dit qu’ils me reviendraient et dont je n’avais que faire. Je comprends aujourd’hui que la vente du fusil de chasse ait été facile mais je m’interroge toujours sur ce qu’il en fut du revolver. Quoi qu’il en soit, je pus alors m’acheter mon premier vélo dit de course, un vélo Stella au cadre rouge et au guidon recourbé, dont l’image est toujours bien présente dans ma mémoire.

Commentaires

Posts les plus consultés de ce blog