54


Mais il est trop tôt pour plonger dans la pré-adolescence car je n’en ai pas fini avec mon enfance. J’étais un enfant très fermé constamment dans son armure et j’avais la réputation d’être insensible. Aussi on me traitait facilement d’égoïste ce que je ne crois pas avoir été mais il est difficile de lutter contre sa réputation. Il est vrai que je riais peu, pleurais encore moins ce qui ne m’empêchait pas de me mettre en colère et de savoir tenir tête parfois au-delà du raisonnable. Mon grand-père et ma grand-mère nous aimaient trop pour savoir, malgré le fouet toujours pendu à la cuisine et qui ne servit jamais réellement, nous appliquer une vraie discipline. Notre mère était absente et nous voyait trop peu pour avoir une quelconque influence et, quand elle nous voyait, quand, circonstance extraordinaire, elle se promenait avec nous, c’était qu’elle espérait bien en retirer quelque compliment pour elle-même, soit que les commerçants la flattaient sur sa beauté et son élégance, s’étonnant qu’elle ait déjà deux enfants de notre âge ; soit que nous étrennions quelque habit neuf et qu’elle était fière de pavaner en montrant combien elle nous soignait bien ; soit encore, à quelque événement scolaire comme la fête de l’école primaire ou la distribution des prix au lycée, pour s’entendre dire combien j’étais intelligent comme si elle y était vraiment pour quelque chose. L’apparence, la montre était tout pour elle. Certainement sa façon de faire face à une vie qui ne l’avait pas ménagée. Notre beau père lui, quand elle se remaria ne fit jamais preuve d’autorité à notre égard. Il s’occupait de nous, était très attentif tout en restant un peu distant comme s’il ne voulait pas s’immiscer dans des relations qui s’étaient construites avant sa venue parmi nous. Mon frère était plus doux, plus tendre, il avait le doux sourire que j’étais incapable d’arborer. Aussi, si toute la famille me considérait comme le petit cerveau du couple, mon frère était l’enfant parfait, agréable, toujours désireux de faire plaisir et plutôt obéissant. J’avoue que j’en ai parfois abusé d’autant que sans difficulté, grâce notre différence d’âge, j’étais le plus fort et qu’il n’avait pas l’esprit de revanche parfois jusqu’à l’excès. La circonstance la plus grave où il a manifesté ainsi cet esprit de sacrifice, dont je me souviens avec force, dont il se souvient parfaitement aussi, l’ayant, tout au long de notre vie, avec un sourire complice légèrement amer, évoqué en diverses circonstances comme pour me dire « souviens-toi bien que je ne t’ai jamais trahi, que je ne te trahirai jamais » est cette journée ou, involontairement je lui ai fait casser un poignet. Je devais avoir dix ans, il devait en avoir huit et nous étions, avec un autre camarade, partis avec nos petits vélos d’alors sur un chemin de montagne, sur une montée d’environs trois kilomètres très pentue et très caillouteuse, on l’appelait le chemin des chômeurs, qui était notre itinéraire habituel pour rejoindre deux villages abandonnés sur la causse mais dont la plupart des habitations étaient encore intactes et que nous considérions comme un terrain de jeu de la bande, quelque chose comme une base secrète dont l’aspect secret tenait surtout à leur distance de la ville qui exigeait un vrai effort pour les atteindre car après la difficulté de la montée il fallait parcourir encore trois ou quatre kilomètres, sur le plateau dans des chemins de forêt et ne pas se perdre car ils étaient nombreux. Aussi n’y accédaient guère que ceux qui avaient un vélo ou qui partaient tôt le matin. Nous discutions tout en pédalant, je ne sais de quoi, comme cela arrivait souvent, notre discussion a très vite tourné en dispute. Il me tenait tête, certainement sur un point de débat sans importance car je l’ai oublié. Quoi qu’il en soit, en pleine côte, je l’ai poussé. Il est tombé. Il a certainement essayé de protéger sa chute en tendant sa main gauche mais le terrain était difficile et rempli de cailloux. Il pleurait, se tenait le bras en gémissant, il était devenu tout pâle, incapable de remonter à vélo. Avec notre copain nous avons compris qu’il fallait aller chercher du secours et il s’est proposé de le faire. Il est allé chercher notre beau père mais la ville était à quatre ou cinq kilomètres et le chemin sur lequel nous étions était inaccessible aux voitures. Je suis donc resté un long moment seul avec mon frère. J’essayais de le consoler, je voyais bien qu’il souffrait. Nous avons décidé d’avancer un peu sur le chemin, moi poussant à pied les deux vélos, lui faisant, en grimaçant, un pas après l’autre. Quand il a cessé de pleurer, il me dit : « il faut dire que je suis tombé tout seul ». Bien sûr cela m’arrangeait mais je doutais qu’il tienne parole. Pourtant plus de soixante ans après, cette mésaventure est restée notre secret et même, malgré les demandes insistantes de la famille qui, nous connaissant, se doutait bien que cet accident était étrange, il n’a jamais vendu la mèche. C’est ainsi que nous avions pris l’habitude de nous protéger l’un l’autre faisant corps, lorsque nécessaire, contre les adultes de notre entourage.
Le seul d’entre eux qui, parfois, quand il était là, mais il avait sa propre famille, essayait de faire preuve d’autorité était l’aîné de mes oncles qui nous adorait, mais trouvait qu’on nous laissait quand même trop la bride sur le cou.

Commentaires

Posts les plus consultés de ce blog