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Retour à mes sources, comme un saumon, la fin prochaine de la vie m’oblige à revenir à la source, la ville où je suis né, semble-t-il dans une caserne devenue aujourd’hui, curieuse destinée des êtres et des bâtiments, université où je m’imaginerais bien des gardes mobiles présentant les armes devant mon berceau. Une étape. Tout y est resté identique à la ville de mon enfance, tout est en place : les rues sont les mêmes, la caserne-université est restée identique à elle-même, la cathédrale bien posée au centre avec ses tours de quatre vingt mètres se montre toujours en gardienne de troupeau, les montagnes sont là, ouvertes, des deux côtés, comme les pages d’un immense livre de vie et mort, dominant de quatre ou cinq cent mètres. La plupart des maisons sont là, inchangées, le ghetto, la synagogue, les multiples églises et oratoires, l’immense croix domine toujours qui s’éclaire quand la nuit tombe, la rivière coule toujours aussi minuscule au pied de la montagne Nord, ma vieille école primaire et mon lycée sont là, les promenades qui rythmaient nos soirées d’été aussi, la grande place du Foirail également. Rien n’a changé mais tout a cependant changé me mettant dans une situation psychologique étrange entre la joie de tout retrouver et la nostalgie ne rien reconnaître.
Les commerces ont presque tous disparus et trop nombreuses sont les échoppes à vendre. Le petit nombre toujours actif a changé de fonction : le boucher est devenu marchand d’habit, la petite épicerie où notre bande de gamins allait s’approvisionner en friandises à cinq sous vend maintenant des objets pour touristes, le coiffeur en bas de l’immeuble où j’habitais est devenu un marchand de produits régionaux. Seul un marchand de meubles porte le même nom, le fils a dû succéder au grand-père et le petit-fils au père. Une place autrefois nue s’est vue dotée d’une fontaine artistique et un inévitable supermarché s’est installé au Nord. La ville a changé plus vite que mes souvenirs et je dois souvent faire un effort pour retrouver ce qui, il y a soixante ans, était là. Je ne reconnais plus aucun visage, la plupart des noms même me sont inconnus, je suis chez moi en terre étrangère, rôdant à la recherche d’indices. Pourquoi donc revenir ici, il y a dans cette recherche de source quelque chose de ridicule comme s’il fallait regretter que rien n’ait été figé. que La vie a fait ici son travail naturel d’évolution.
Mais ce qui m’est le plus douloureux c’est qu’a disparu le sentiment de liberté absolue qui caractérisait mon enfance et faisait de cette ville une ville particulière. Aujourd’hui tout est fermé. Toutes les portes sont fermées comme si le monde était devenu dangereux et les habitants craintifs. Beaucoup de fenêtres même ont leurs volets clos. La ville me semble morte. Impossible, comme autrefois de passer d’une maison à une autre par les cours intérieures, les fenêtres des escaliers, certaines caves et même les toits. Impossible de s’inventer des passages et des cachettes en sautant quelque muret ou en se faufilant dans la faille qui séparait deux espaces intérieurs. La ville n’offre plus que des portails ou des portes où la présence de serrures et de clefs s’imposent. La ville s’est interdite ses enfants qui sont, si ce n’est très temporairement à la sortie des écoles, d’une absence remarquable. Cette ville, pour moi, est devenue morte. Les façades sont bien ravalées, les rues ont été toutes pavées de neuf avec de petits pavés propres qui sentent la décoration convenue. Seules les nombreuses crottes de chiens prouvent que tout n’a pas totalement changé. Une ville pour touristes propres et bien pensant qui traversent sans sentiments, juste pour la photo. Photographier la cathédrale sous tous ses angles sans voir que certains contreforts sont de magnifiques toboggans où nous avons usé quelques culottes, photographier la vierge noire dans sa cage de verre sans les jeux d’enfants et les bagarres qui, de temps à autre, animaient la petite place où elle se trouve, photographier l’entrée du vieux ghetto ou de la synagogue sans savoir que c’étaient deux magnifiques voies traversières presque clandestines, photographier un portail du dix septième siècle sans voir derrière l’hôtel particulier où des enfants jouaient dans les escaliers plus majestueux que ce que laisse deviner sa clôture. Marcher au hasard dans des rues plus étroites les unes que les autres sans comprendre que celle-ci, ou celle-là, délimitait avec précision le territoire d’une bande donnée. Plus rien ne vit. Une ville pour l’image s’efforçant de ressembler à une image convenue de petite ville provinciale au cachet médiéval. Le saumon a retrouvé la source mais a perdu le goût de son eau qui s’est perdue dans l’insensibilisation du temps qui passe.
Pourquoi revenir ici dans ce courant du temps où s’est presque totalement dilué ce qui en faisait ma source et où je ne ressens désormais presque plus rien ? Reste cependant ce presque…
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