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Par le seul fait de leurs trop nombreuses lacunes, les souvenirs forment une fiction de nous-même que nous aimons à nous projeter. Nous nous réinventons par eux car nous ne les confrontons que rarement à la vérité incontestable des traces historiques. Les souvenirs les plus lointains, ceux de l’enfance notamment, sont ainsi une reconstruction mentale de nous-mêmes par nous-mêmes qui, lorsque nous la comparons aux constructions mentales des souvenirs d’autres personnes témoins des mêmes événements ne se recoupent pas nécessairement ou, du moins, ne se recouvrent que partiellement et ce n’est qu’en les rapprochant d’éléments historiques, lorsque ceux-ci sont disponibles, ce qui est rarement le cas, que nous pouvons les arrimer à quelque vérité plus solide, parfois même, au risque de nous étonner, certaine.
Je suis ainsi, cet été, aller revoir quelques membres de ma famille et notamment le plus jeune de mes oncles et sa femme qui, à l’âge de plus de quatre vingt dix ans conservent beaucoup de lucidité et nous avons pu confronter quelques uns de nos souvenirs communs car, dans ces pages - à quoi bon les écrire sinon -, j’essaie difficilement de naviguer entre les fictions que mon cerveau construit, entre fictions et vérités de mes souvenirs. Je m’efforce de m’approcher au plus près de ce qui pourrait être leur vérité mais il faut, pour cela que je puisse en vérifier l’authenticité. Beaucoup de temps a passé, beaucoup de témoins ont disparu, ont oublié, ne se souviennent vaguement que parce que j’évoque devant eux mes souvenirs. Tout mon récit de mémoire reste donc en grande partie flou, imprécis, incertain me laissant dans une grande perplexité devant ce qui fut ma vie. Il s’agit parfois de petits faits, de détail qui entachent cependant la solidité de ce que je rapporte ici. Ainsi, mon oncle, photo à l’appui et vérification faite sur Internet, cette technologie qui peut, à tout moment servir à établir des preuves, m’a permis de constater que la voiture de l’aîné de mes oncles, que j’ai mentionnée dans une page précédente, et qui joua un rôle important dans les loisirs de mon enfance n’était, comme je l’ai dit, ni une juvaquatre, ni une primaquatre, ni une vivaquatre Renault mais une Fiat Topolino dont je me demande aujourd’hui comment, à la sortie de la guerre, à une époque où ce type de bien circulait peu, elle avait pu se trouver entre ses mains. De même si, comme le disait la preuve officielle de mon acte de naissance, je suis bien né dans une caserne de ma ville, devenue depuis une annexe universitaire, j’ai appris avec une certitude presque absolue tant ce fait a été exprimé très naturellement par mon oncle, que mes parents y occupaient un appartement au troisième étage. La mémoire n’est ainsi pas un terrain stable qui se restructure au gré des échanges.
Par contre, vieillard cherchant à savoir d’où je viens, sur ce qui m’obsède davantage depuis quelques temps, la mort de mon père, si j’ai recueilli quelques certitudes auprès des archives militaires et de celles de la ville, il semble que la mémoire de mon oncle, seul survivant à l’avoir vécue et qui devait alors être jeune adolescent, ne se souvienne plus, ou ne veuille plus, rien se rappeler bien que ce fait ait été certainement, pour la famille, beaucoup plus important que la marque d’une voiture. Il y a là comme un espace vide de ma vie que je ne parviens pas à remplir d’autant que chaque case que je coche en augmente le mystère. Ainsi mon père aurait été tué le 23 juin 1944, alors que le débarquement allié en Normandie avait eu lieu de 6 juin, donc dans une période de l’histoire particulièrement trouble. D’après les souvenirs familiaux, il revenait auprès de ma mère pour la naissance de son second fils qui eut lieu en août. Il fut tué dans, ou près, d’une petite ville du Tarn. La légende familiale disait qu’il transportait les salaires de son régiment ce qui est, de façon évidente, en contradiction avec le retour familial. D’où venait-il, personne ne s’en souvient, ou ne veut s’en souvenir, et rien dans les archives militaires ne l’indique, rien non plus ne dit par qui, lui et le camarade avec lequel il était en déplacement, les ont été tués. Quoi qu’il en soit, leurs corps ont été transportés à quarante kilomètres de là et enterrés dans une autre ville. On peut comprendre ce choix étrange à l’époque où les allemands refluaient dans la panique et où, une quinzaine de jours auparavant, près de là, ils avaient commis le massacre d’Oradour-sur-Glane. Deux jeunes hommes pris dans les ouragans de l’histoire qui, comme d’autres, les ont fracassés. Mais les archives disent que leurs deux corps ont été exhumés cinq ans plus tard, en 1949 et je ne peux là encore comprendre pourquoi, ma mère n’ait pas réclamé plus tôt le corps de son mari. Quoi qu’il en soit, après cette exhumation, on perd sa trace, aucune archive ne dit où il a été transféré. Il semblerait, et ce serait logique, qu’il l’ait été dans ma ville de naissance, car les honneurs, d’après les archives, lui auraient été rendus en juin 1949, mais rien d’autre ne l’indique et rien, bien que ce soit la loi, ne dit à quel emplacement précis, si ce n’est ce souvenir, qui encore une fois est fait d’une image très nette, de ma grand-mère, conduisant mon frère et moi au cimetière et disant, devant une tombe anonyme, peut-être celle de sa sœur : « votre père est enterré ici ». J’avais au moins sept ou huit ans, ce qui semblerait correspondre. Pourtant mon oncle, bien qu’il ait été, par ailleurs, soucieux de retrouver les restes de ses grands parents, ne se souvient pas de la présence de cette tombe.
Ainsi, même si nous avons besoin de faire semblant d’y croire, tous les souvenirs qui nous font ne sont pas un ensemble stable et leurs configurations, changeant au gré des rencontres ou des découvertes hasardeuses, ne permet que le doute et une certitude très approximative. Nos souvenirs malléables s’adaptent aux présents que nous vivons. Mais, parce que nous en avons le désir, parce qu’ils nous sont nécessaires pour vivre, ils restent une part essentielle de ce que nous croyons être.
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