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Dans l’absence presque totale de lecteurs que je n’ai d’ailleurs pas vraiment essayé de trouver, j’écris pour moi et peut-être pour une ou deux personnes mais au fond n’est-ce pas ainsi que l’on agit tout au long de son existence, faire les choses pour soi-même, penser pour soi-même, chanter pour soi-même, nager pour soi-même, pédaler pour soi-même, manger pour soi-même. Chacun enfermé dans ses enveloppes corporelle et intellectuelle particulières La vie est une immense solitude traversée de quelques périodes de réel partage et, quelquefois, rarement, illuminée par quelques minutes de communion. Je le sais. Ce point étant acquis, ce qui importe c’est que, approchant du terme de mon existence j’éprouve le besoin d’en faire comme un inventaire. Ne me demandez pas pourquoi, je n’en sais rien moi-même. Peut-être est-il nécessaire lorsque l’on sent que le terme approche de se prouver que ce que l’on pense avoir vécu n’est pas, comme au matin quand l’on se réveille d’un rêve qui essaye de se prolonger dans l’autre vérité du jour, une illusion. Mais rien ne peut nous en donner la preuve alors, laisser son cerveau fonctionner, croire en soi-même, sont encore les seules actions que l’on puisse accomplir, dire « je me souviens » et braquer son projecteur intérieur sur tel ou tel détail. S’imaginer que cela puisse intéresser quelqu’un d’autre que soi relève de l’orgueil et de la prétention : il est si facile de disparaître, de s’effacer lentement, sans bruit. Toute vie, même celles qui ont cru être les plus importantes, se fond dans les vagues coloris pâles du vaste palimpseste toujours recouvert de l’humanité. Qu’importe. J’ai envie de me parler de moi, de mon enfance, la fixer sur mes écrans, eux-mêmes si éphémères et fragiles bien que j’espère encore si naïvement qu’ils fonctionneront après moi, pour me persuader que j’ai bien vécu les moments dont je parle. L’esprit répugne à croire qu’il peut s’éteindre. En quelque sorte me laisser croire que je peux revivre ces moments à jamais disparus. Curieux instrument que le cerveau de l’homme qui, n’acceptant pas le concept de temps, fait comme s’il nous était possible de revenir en arrière, de choisir un moment révolu de notre passé pour, à nouveau, éprouver la plénitude de sa présence en ressuscitant les seules impressions que, malgré la disparition inéluctable des faits, l’on puisse encore ressusciter : les sensations et les sentiments. Retrouver l’état dans lequel on a alors été. Et, dans ce cas, la formule « je me souviens » devient magique qui recrée virtuellement pour soi seul les moments que l’on évoque. Qu’importe alors qu’ils ne concernent personne d’autre : un temps, celui de l’écriture, on se projette vers ce qui fut avec l’impression exaltante de pouvoir se remettre, à chaque ligne écrité, à chaque lecture, dans le temps qui fut.
Ainsi, je me souviens. Je m’efforce à susciter à volonté des souvenirs, de moments heureux ou tristes. Me souvenir par exemple de nos soirées du samedi où, presque rituellement, nous allions en famille à l’un des trois cinémas alors existant de la ville : le Trianon, le Royal à quelques centaines de mètres de chez nous, disons à dix minutes à pied, ou la salle Urbain V, un tout petit peu plus lointaine, où nous n’allions qu’exceptionnellement parce que salle de l’évêché. Je me revois sortant du western, le plus souvent, ou d’un Tarzan, films que les adultes considéraient comme visibles par les enfants, encore tout excités des duels et des moments de danger vécus par le héros, mon frère et moi courant dans la nuit en avant de nos grands parents, nous prenant pour le fils adoptif de Tarzan, pour Errol Flynn ou John Wayne, tirant dans le ciel des coups de feu imaginaires tout en nous préparant au combat qui nous attendait car le cinéma, lorsque nous rentrions dans la nuit, n’était alors qu’un prélude à un jeu rituel.
En effet, en montant la deuxième volée de marches qui menaient à notre appartement, notre grand-père nous faisait invariablement signe de ne pas faire de bruit. Il approchait sans bruit de la porte et introduisait le plus silencieusement possible la clef dans la serrure. Notre grand-mère restait en retrait comme pour nous laisser toute la joie du moment. Il se tournait vers mon frère et moi qui étions déjà collés à la porte, mettait son index droit sur ses lèvres, geste bien inutile car nous savions depuis longtemps ce qui nous attendait et que nous devions faire mais c’était comme un nouveau mystère qui prolongeait ceux plus palpitants des films, comme si, derrière cette porte se dissimulait un mystère que nous devions préserver le plus longtemps possible et, quand il sentait que notre tension était à son comble, que nous pesions lentement sur la porte pour l’obliger à ouvrir, il glissait sa main droite par l’entrebâillement pour trouver l’interrupteur, éclairait la pièce et nous laissait alors ouvrir en grand. Le sol, la table de la cuisine, tout était couvert de cafards qui s’enfuyaient à toute vitesse vers l’ancienne cheminée ouverte, dissimulée par un vieux rideau, dans laquelle s’entassaient des tas de vieux journaux. Et nous nous précipitions pour en écraser le plus possible ou, nous étant emparés d’un torchon, pour tuer ceux qui étaient sur la table. Nous avions l’impression de participer aux massacres de nos films, ceux des apaches par Robert Taylor ou ceux des méchants noirs nus de Tarzan dont nous imitions le cri pourtant inimitable. Nous les piétinions férocement sous nos chaussures à grands coups de pieds sur le sol et notre victoire était toujours complète. Lorsque plus un seul de ceux qui n’étaient pas arrivés à regagner leurs cachettes n’était plus visible, nous allions alors nous coucher, l’esprit tranquille, laissant à notre grand-mère le soin de balayer les cadavres du champ de bataille.

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