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Le seul monde réel pour l’enfance est son monde imaginaire. Mais peu à peu l’éducation, les adultes, les aspects concrets de la vie réelle et la nécessité de se confronter de plus en plus à elle le contraint à s’en dégager pour rentrer dans une uniformisation sociale. L’adolescence, outre les changements physiques, qui se produisent dans son corps est sans aucun doute la période de sa vie où, lentement, se manifeste cette métamorphose. Dès la sixième, avec l’éloignement de ma bande de quartier qui, d’ailleurs, se disloquait lentement les plus grands entrant progressivement dans un monde adulte de travail et les plus jeunes, les petits frères, devenus des enfants plus matures ne nous intéressaient plus guère d’autant que le monde dans lequel nous vivions avait lentement changé, les rues étaient peu à peu colonisées les rues étroites de la ville par voitures et camions nous interdisant cette liberté d’action qui, depuis l’âge de cinq ans, avait caractérisé ma vie ainsi que celle de mes camarades. Nous étions en 1953, les modes de vie changeaient inexorablement, il y avait désormais des douches municipales et, peu à peu l’hygiène se répandait dans les maisons même les plus modestes. Les parents découvraient alors qu’ils avaient à jouer un rôle de parents laissant moins de marges de manœuvres à leurs enfants. La ville, peu à peu, devenait une ville en marche vers la modernité avec tout ce que cela impliquait de correction et de conformité, et les actions incorrectes que nous avions menées jusqu’alors devenaient de moins en moins tolérées : les enfants devaient rentrer chez eux à la tombée de la nuit, il était de moins en moins possible de mener des batailles dans les rues jusqu’à une heure avancée parce que nos cris gênaient les habitants. La vie même de ma famille changeait rapidement, abandonnant sa brouette, son bidon d’huile et ses petits beurre, mon beau-père avait eu l’idée de fabriquer quelques yaourts, vendus à l’époque uniquement en pharmacie et le succès fut immédiat au point que dès 1954 il loua les locaux d’une ancienne laiterie et acheta du matériel non plus pour en faire huit comme au début dans la petite cuisine de ma mère mais pour en proposer plusieurs centaines aux diverses épiceries de la ville ce qui, n’ayant pourtant aucune influence sur notre situation familiale en eut indéniablement une sur la situation financière de son couple et, par ruissellement, sur la vie de mon frère et moi : nous commencions à être habillés plus convenablement et nous pouvions nous aussi arborer, comme les autres, des accessoires plus luxueux. Et les élèves de sixième, dont je faisais partie, population dont la plupart n’avait jamais joué dans les rues, étaient désormais moins préoccupés par des conflits entre bandes que de s’échanger des revues vaguement pornographiques dont la plus appréciée était Paris Hollywood présentant de belles jeunes vaguement dénudées dans des poses aguicheuses. Le fils du pharmacien de la ville qui faisait désormais partie de mes amis parce que j’appréciais son caractère peu scolaire et son indifférence quant aux résultats, faisait figure de mentor car il avait accès à des images et des informations que nous ne possédions pas. C’est lui qui, notamment nous impressionna dès la sixième en nous présentant des préservatifs et en nous en expliquant l’usage, même si, plus la plupart d’entre nous, il resta longtemps encore théorique. Il est vrai que, contrairement à l’école primaire où nos classes étaient sans filles, les classes du lycée étaient mixtes et la présence des jeunes demoiselles n’était pas sans agir sur nos glandes. L’imaginaire changeait complètement de nature et les groupes de garçon — on ne se mêlait pas encore facilement entre filles et garçons dans la cour de récréation ou à la sortie des classes — s’inventaient nombre d’exploits sexuels alors même que leur sexualité réelle était bien ignorante de la réalité. Il y avait en effet peu d’amitié entre filles et garçons, nous étions encore trop jeune et l’essentiel de nos rapports consistait à se moquer d’elles et, parfois, à les regarder en rougissant. Ce n’est en effet que deux ans plus tard, en quatrième, que j’entamais des rapports d’amitié avec une des filles de notre professeur de français qui était alors dans ma classe et que je fus, de temps en temps invité à aller chez elle où la présence de ma professeur, qui était pourtant très aimable et abandonnait tout rôle officiel ne manquait pas de renforcer ma timidité naturelle. J’étais en effet encore très impressionné par les parents de mes camarades d’alors qui étaient pharmacien, professeur, notaire, directeur de la banque de France, docteur… et leurs habitations qui respiraient le confort et l’hygiène, où il y avait des toilettes et des salles de bain, où on m’invitait à goûter avec des bols de chocolat et des petits gâteaux, où chacun de mes camarades avait sa chambre remplie de jouets divers. Le fils du Directeur de la Banque de France, notamment, possédait un très grand train électrique qui occupait un espace considérable et qu’il ne cessait de construire et de déconstruire pour créer de nouveaux parcours agrémentés d’une multitude d’accessoires : feux tricolores, tunnels de plastique, gare miniature, aiguillages, personnages divers, etc… J’avais changé d’époque et ma difficulté d’adaptation à ces changements brutaux se traduisait par une grande timidité derrière laquelle je me cachais.
Cependant il y avait encore le gang des œufs durs.
Cependant il y avait encore le gang des œufs durs.
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