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Plus qu’aucun autre élève, je me sentais surveillé par lui car c’était un ami de tranchée de mon grand père et qu’il aurait aimé être aussi bon pêcheur que lui. Malheureusement ce n’était pas le cas. Je ne pouvais rien faire d’un tant soit peu répréhensible dans sa classe sans que mon grand-père l’apprenne immédiatement et comme j’étais assez paresseux, que je n’aimais pas beaucoup le latin qui demandait un minimum de travail, leurs discussions lors de leurs quelques parties de pêche portaient souvent sur moi. Mon grand père, dans sa petite ferme natale, n’avait pas fait d’études et, contrairement à ma grand-mère qui insista pour lui faire obtenir son certificat d’études à plus de quarante ans, n’était pas obnubilé par mes résultats et me faisait plutôt confiance, mais, ma réputation de bon élève soigneusement surveillée dans la famille et son amitié avec mon professeur lui interdisait de prendre ses remarques à la légère. En tête à tête, lorsque nous avions l’occasion de nous retrouver seuls, il m’en parlait souvent pour m’inciter, en vain, à travailler davantage.
Mais mon grand-père avait, dans la ville, un autre ami de tranchée, c’était un père jésuite exilé dans notre ville parce que, semblait-il, il aurait eu une attitude peu ecclésiastique avec une dame. L’anticléricalisme grand paternel n’ayant jamais porté atteinte à leur amitié, il lui demanda donc s’il accepterait de me donner quelques leçons de latin. Je ne sais comment il fut rémunéré, vraisemblablement en truites ou gibiers divers, quoi qu’il en soit, il accepta. Ce prêtre habitait une pièce unique juste au-dessus de l’arche d’entrée de l’ancien ghetto. Ça ne pouvait pas être plus proche de chez moi. Je m’y rendais donc trois soirs par semaine essayant d’ignorer l’odeur peu agréable de la pièce où traînait souvent des relents de repas et surtout celle assez aigre de sa soutane car sa propreté semblait assez douteuse. C’était un bel homme, assez grand, les cheveux et la barbe très bruns qui m’installait à la petite table, placée devant un lit étroit assez haut perché, qui lui servait à la fois pour manger et travailler. Nos séances commençaient toujours de la même façon, il me demandait comment ça allait en classe mais, manifestement, ce n’était qu’une façon rituelle d’entamer notre travail car il ne prêtait guère attention à ma réponse qui, rapidement devint tout aussi invariablement « ça va… ». Ensuite il me demandait ce que j’avais à faire comme travail, un thème ou une version et il m’aidait à le réaliser. Dire qu’il m’aidait était peu dire car, en fait, il faisait tout le travail m’expliquant seulement pourquoi il choisissait telle ou telle expression, me montrant les pièges linguistiques et, rapidement, déviant sur de tout autres sujets. Une page de Jules César pouvait ainsi devenir l’occasion d’une discussion sur des thématiques assez éloignées du texte, par exemple devenir suivant les cas une leçon d’histoire, de philosophie ou de morale. Mais il ne dissertait pas. Ce qui l’intéressait, c’était de me faire parler, de me faire dire ce que je pensais des questions qu’il soulevait. Il ne me lâchait pas, me poussait dans mes retranchements, m’obligeait à trouver mes mots, à argumenter, n’étant satisfait que lorsque mes réponses lui semblaient solides, construites, faites avec un vocabulaire maîtrisé car il n’acceptait pas l’à peu près. Attitude très rare chez les enseignants que je ne retrouvais que beaucoup plus tard, lorsque faisant mes études de terminale dans une autre ville, j’eus un professeur de philosophie dont l’enseignement était de la même exigence, ouvrant tous les jours son cours avec le quotidien local et nous obligeant à en relever les sujets et à construire notre argumentation à partir des événements de la vie quotidienne. En fait de latin, c’étaient des leçons de philosophie qu’il me donnait m’obligeant souvent, de retour à la maison, à consulter mes encyclopédies pour éclaircir des points sur lesquels j’avais manqué d’arguments. Il créa ainsi chez moi une ouverture d’esprit peu ordinaire à mon âge chez mes condisciples qui me valut bientôt une certaine admiration de mes professeurs étonnés de voir un pré-adolescent se taire ou argumenter comme un philosophe quels que puissent être les sujets abordés. Ce n’était pas du travail tel qu’on l’entendait au lycée, c’était un immense plaisir, celui de voir mon cerveau fonctionner et de puiser en moi tout ce que je pouvais avoir de ressources. J’adorais les heures que nous passions ensemble. Il ne profita cependant jamais de mon adoration pour m’entraîner dans un chemin que je n’aurais pas choisi. Il m’apprenait à penser mais respectait ce que je pensais. Il ne me parla ainsi jamais de religion me laissant libre de m’orienter ou non vers ce terrain. J’étais en de très bonnes mains.
Quant au professeur de latin, il n’était pas dupe, se doutant bien que les devoirs parfaits que je lui remettais ne pouvaient être de moi. Il ne me jugea bientôt que sur les exercices ou les examens faits en classe sans essayer de comprendre — mais je pense qu’il n’était pas dupe et je le soupçonne même de connaître cet autre ami de mon grand-père — d’où provenait l’énorme différence dans mes résultats.
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