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Étrangeté du souvenir qui, souvent, survient à l’improviste plongeant l’esprit dans une sorte de nostalgie d’où il ne peut s’extraire que par un effort de volonté ou par ce que le monde extérieur impose comme tâche. Est-il nécessaire de les écrire ? Mais, passé cet à-quoi-bon de l’écriture, je dois admettre que celle-ci a pour moi un rôle d’éclaircissement de fixation. Aussi, de même, que j’éprouve, à cet âge, que l’on dit avancé, le besoin d’écrire certains de mes rêves — ou cauchemars — pour en garder les traces que je juge révélatrices de mon moi profond, il m’arrive de tenter de chosifier mes souvenirs d’en faire une matière sur laquelle je peux revenir pour, au besoin, la pétrir à nouveau. Ce qui s’impose aujourd’hui, ce sont mes premiers rapports à la musique. Ma famille, non seulement était trop inculte pour attacher la moindre importance à la musique et chez mes grands parents qui m’ont élevé, la musique se limitait aux airs du début du siècle que mon grand père s’efforçait de jouer sur un pipeau de bakélite, mais elle était aussi trop pauvre pour seulement imaginer me faire acquérir une quelconque culture musicale. Jusqu’à l’âge de dix ans j’ignorais tout de ce monde mais trois événements sans grande importance m’ont ouvert à cet univers. Le premier, ce fut quand la salle paroissiale de ma petite ville permit à une troupe itinérante de présenter la pièce musicale Rose Marie, spectacle auquel ma grand-mère tenait absolument à assister et où elle nous amena mon jeune frère et moi. Je ne sais quel en fut l’effet pour mon frère, mais il fut considérable sur mon esprit vierge : je fus stupéfait de découvrir que l’on pouvait à la fois, chanter, parler, jouer pendant une heure environ et que l’aspect de cette musique était loin de celui des airs, souvent un peu égrillards, du grand père. J’ai encore un air qui me revient, d’espace en espace, en mémoire « O ma Rose Marie, les fleurs de la prairie s’inclinent devant toi lorsque tu passes… ». Poésie sentimentalement dérisoire mais qui m’ouvrait à un monde d’expression qui ne cessa plus jamais de m’obséder et que je cherchais à retrouver sur le poste de radio familial. Cette ouverture fut renforcée trois ans plus tard lorsque je fus reçu au brevet, étape d’initiation culturelle alors importante. J’adorais lorsque la professeur de musique, une fois ou deux par an, nous faisait écouter tel ou tel disque de musique classique mais ma famille ne possédait alors ni gramophone ni disque. Ce fut le cadeau d’un grand oncle qui venait une fois par an voir sa mère, sœur de ma grand-mère, vivant dans notre ville et qui, je ne sais pour quoi semblait me porter un certain intérêt, notamment parce que haut fonctionnaire à la direction des phares et balises, il contribuait régulièrement à ma collection de timbres. Cet oncle, me félicitant pour mon diplôme proposa de me faire un cadeau : je choisis un électrophone Teppaz qui était alors enfermé dans une petite mallette. Il me proposa de choisir deux disques. Je ne sais pourquoi, parce que j’en ignorais alors tout, ce furent un 33 tours de Ravel, d’un côté la valse, de l’autre le boléro et, pour être à la mode, un 45 tours d’un américain inconnu, Elvis Presley, Heartbreak Hotel. Dès lors je les écoutais en boucle au grand désespoir de mes grands parents dont j’occupais la seule pièce collective, me plongeant dès que j’avais du temps libre dans le Boléro qui, des trois, par son aspect obsessionnel, par sa montée inexorable en puissance, son alternance entre le rythme élémentaire du tambour et la sophistication des instruments à vent, était la pièce qui me fascinait le plus. L’écoutant j’entrais dans une espèce d’hallucination qui, me semble-t-il, pouvait se rapprocher de celle que d’autres pouvaient trouver dans la drogue. La Valse me plaisait aussi mais, peu musicien, elle ne faisait pas le même effet hypnotique. Quant à Elvis Presley, si j’adorais sa voix qui me pénétrait jusqu’au fond de moi-même, ma faible connaissance de l’anglais était un frein. Quoi qu’il en soit, toute ma famille détestait cette invasion musicale permanente et on ne m’offrit jamais d’autre disque. Il me fallut encore attendre trois ou quatre ans pour bouleverser cet univers musical si pauvre. J’étais alors pensionnaire dans une école normale secondaire d’une petite ville du sud de la France. Ma mère s’était remariée, mon beau père possédait une petite usine de produits laitiers dans une autre ville distante d’environ cinquante kilomètres, je revenais donc chez eux de temps en temps, surtout le week-end. Je partageais avec mon frère, par nécessité, une petite chambre qui était insérée entre une terrasse et la chambre froide de l’usine dont le moteur était juste sous notre plancher ; nous dormions donc dans un bruit mécanique permanent et, pour essayer de l’atténuer, je m’étais fait offrir un petit transitor. Dès que j’entrais dans la chambre je le faisais fonctionner à pleine puissance. Or un soir, j’entendis une musique incroyable, alternance de paroles en allemand entre le chant et le dire ordinaire et de musique peu symphonique comme si ces deux modes d’expression s’efforçaient de construire ensemble, côte à côte, un univers musical pour moi totalement nouveau : c’était le Pierrot Lunaire d’Arnold Schoenberg, musique qui me déboucha les oreilles et me permit de commencer à comprendre ce que pouvait être la musique dans toute sa richesse et son amplitude.
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