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Vers où continuer ? Il me semble avoir encore tant de choses à dire que je ne sais quel moment de ma vie d’enfance choisir maintenant. L’exploration erratique de cette période de mon existence me met face à un mur : écrire ce n’est pas raconter. Si je racontais, je pourrais décider dans les attitudes de mes auditeurs vers où m’orienter pour si possible les intéresser mais, écrivant, je reste seul face à moi-même au risque d’une certaine complaisance. Les écrivains comme les autres humains sont prisonniers de leur être et ne se dirigent que là où celui-ci les guide, j’ai toujours été réticent devant l’écriture, qui plus est devant l’écriture de moi-même, alors, chaque nouvelle page naît d’une hésitation. Il me semble que j’ai tant de choses à rapporter, qu’il m’est impossible d’éliminer tel moment plutôt que tel autre tous aussi signifiants dans cette espèce d’auto-psychanalyse que, en un moment de nostalgie plus violent qu’un autre, je me suis infligé. Se remémorer, faire le point, le bilan, c’est, d’une certaine façon, n’oublier rien mais aussi décider d’arrêter de ne regarder qu’en avant. Tout examen de conscience, même non religieux, marque la fin d’une période. Consacrer du temps au passé est, d’une certaine façon, refuser d’affronter l’avenir, le ça a été met en doute ce qui devrait être, s’installe dans la vieillesse. Et ce d’autant plus que je n’ai aucune difficulté à le ressusciter.
Ainsi, de 3 à 14 ans, comme tous les petits français, j’ai passé plus de la moitié de ma vie à l’école. J’ai quitté le tablier à petits carreaux bleus et blancs pour le tablier noir à liseré rouge sur le côté gauche, puis pour la chemise et la cravate. De tout ce temps d’ennui et de somnolence n’émergent que quelques îlots de vrais souvenirs. Pour le reste, si ce n’est l’avancée en âge et la montée dans la hiérarchie scolaire, les seules images qui me reviennent sont celles d’heures assises sur des bancs ou des chaises à attendre que l’heure passe. Je me souviens par contre très bien de l’admiration que j’avais, à l’école primaire, pour un de mes camarades de classe, pourtant appartenant à une autre bande que la mienne, qui faisait régulièrement l’école buissonnière revenant même quelquefois, très fier de lui, à l’école, entre deux gendarmes, le maître se contentant de guerre lasse, ayant abandonné l’idée qu’il pourrait en obtenir quoi que ce soit, de remercier les militaires et de lui désigner sans un mot sa place au fond de la classe. Il redoublait invariablement chaque année, pourtant son échec scolaire patent ne semblait lui poser aucun problème, il était comme nous, jouait avec nous, se battait avec nous mais ne parlait jamais de toutes les heures qu’il volait à l’ennui de l’école me faisant rêver sur ces temps mystérieux durant lesquels il devait, dans mon imagination, se livrer à des occupations qui me seraient à jamais interdites. Car, étant entré à l’école primaire en sachant lire, j’avais, depuis le début était considéré comme un bon élève, étiquette qui me collait à la peau et, toute ma famille en tirant une grande fierté, m’interdisait de déchoir. Je suis toujours resté ainsi l’exemple du bon élève d’autant plus méritant que sans le surmoi du père. D’autant plus surveillé que mon frère ne réussit jamais à l’école. Je sentais peser sur moi comme la nécessité de prendre notre revanche sur le destin : il fallait que je réussisse, nécessité qui se manifestait très souvent dans les paroles que, des oncles et tantes, à mes grands-parents et parfois même à ma mère m’adressaient les adultes de la famille. Mais je m’ennuyais au moins autant que tous les autres élèves de mes classes passant plus de temps à rêvasser qu’à écouter ce qui était enseigné et qui me paraissait sans grand intérêt en grande partie grâce à la porte-armoire-bibliothèque de ma chambre et à la stupéfiante Encyclopédie Quillet dont je parcourais avec gourmandise les nombreuses photos, cartes et illustrations, surtout celles en couleur comme les uniformes militaires français, ou les nombreux fac-simile, ceux sur les machines volantes de Léonard de Vinci notamment qui m’ont souvent servi à imaginer mes propres machines et même à essayer d’en faire des maquettes, et leurs commentaires. J’étais bien sûr loin de tout comprendre mais dans ma petite ville dont je ne bougeais jamais, tout cela me disait qu’il y avait quelque part, ailleurs, un monde que je pourrais découvrir un jour. Bien plus, les mots que je ne comprenais pas mais qui avaient tous leur définition dans ces mêmes volumes, me renvoyait à une culture fermée et circulaire dans laquelle je me complaisais. C’étaient autant de mots magiques que je m’efforçais d’utiliser par simple jeu essayant de les placer à un moment ou un autre. Je me souviens ainsi de l’étonnement non feint de mon instituteur de CM1 nous faisant chercher des noms de véhicules lorsque j’employais le mot « triqueballe » que, manifestement il ne connaissait pas car il ouvrit son Petit Larousse. Je me souviens aussi de celui de ma professeur de français de sixième lorsque tombant sur un texte de je ne sais plus quel auteur elle tomba sur le mot guêpière et, par provocation, nous en demanda la définition. Je levais le doigt et la donnai sans problème recevant en retour de la professeur « toi, tu sais ça » comme si c’était indécent provoquant aussitôt les rires moqueurs de l’ensemble de la classe qui m’humilièrent profondément. C’était ainsi mon école buissonnière personnelle car ce monde n’entrait pas, ou si peu, à l’école. Cela faisait aussi partie de l’espèce de guérilla scolaire que je pratiquais avec maîtrise et délectation, heureux, quand je le pouvais, brisant les règles admises, d’aider en cachette un camarade qui ne connaissait pas la réponse à une question orale ou écrite, heureux aussi de prendre un air tout à fait rêveur, regardant ostensiblement au plafond tourner les mouches, jouant avec mon porte-plume en plastique au manche enfermant sous une petite loupe une minuscule image de la Tour Eiffel ou, quand ma place le permettait, de regarder longuement par la fenêtre. J’attendais alors, ce qui se produisait souvent, que le maître m’interpelle d’un sec et vif « qu’est-ce que je viens de dire ? » pour éprouver comme une victoire de redire ses paroles sans erreur car si je n’écoutais pas vraiment j’entendais bien restant sans cesse sur le qui-vive.
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