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Ce matin je me suis réveillé brusquement, comme cela m’arrive très souvent, bouton off/on, l’impression d’émerger d’un trou noir, mais avec une phrase absurde qui depuis m’obsède : « les buccholiques vont à la pêche aux fossiles », certain même de son orthographe — « buccholique et non bucolique, fossiles au pluriel et non faux-cils » — et avec la conviction absolue que cette résurgence était une partie visible du torrent souterrain de souvenirs qui, depuis 22 jours traverse mon cerveau au point d’en devenir obsessionnel. Il y a dans nos chimies mentales tant de bouillonnements, d'amalgames dont nous ne sommes pas les maîtres, mais pourquoi mes certitudes, pourquoi également celle que Virgile n’y a aucune part. Si « la pêche aux fossiles » semble vaguement se rapporter à ma récente introspection mémorielle, rien ne semble justifier cet étrange un« buccholique ». Sauf peut-être le fait que depuis mon enfance, les mots ont toujours tourné en moi hors contrôle comme si c’était dans ma nature profonde. Pourtant je crois avoir passé une grande part de ma vie, justement, à ne pas me laisser dévorer par eux, jusqu’à concevoir ce générateur automatique de textes qui interpose un mur entre ce que je pourrais écrire spontanément et ce que je publie comme écrits. Je me méfie des mots qui emportent trop facilement d’un point A à un point X dans un cheminement que nous ne maîtrisons pas. Encyclopédie Quillet. Pour l’enfant que j’étais, dès que je sus un peu déchiffrer la langue, dans mon armoire à livre elle représentait un trésor dont je cherchais la carte, celui de cette immensité de mots dont seule une très infime partie avait pour moi un sens, tous les autres dessinant un territoire infini à explorer me permettant même de jouer, l’ouvrant au hasard, avec des mots comme « bourcet » ou « quintessence », tout comme j’adorais explorer les montagnes et les vallées autour de ma ville, recherchant avec une vraie volupté les lieux les plus isolés, des cachettes secrètes qui ne pouvaient appartenir qu’à moi. Je me souviens notamment d’un petit affluent de la rivière qui depuis une des portes de la ville taillait, sur plusieurs kilomètres, sa vallée étroite dans le versant granitique nord de la vallée. J’aimais, quand parfois je n’étais pas pris par les multiples activités de la bande et que je n’avais pas à m’occuper de mon frère, suivre son chemin, y passer, seul, des heures, allant à son plus profond persuadé qu’il y avait, à la source du petit ruisseau, à l’espèce de clairière où je parvenais lorsque j’avais assez de temps, dans les baraquements de bois abandonnés que je ne cessais de questionner un mystère qui me concernait personnellement. J’en explorai méthodiquement les murs, regardais sous les planchers, recherchais tout indice qui aurait pu me parler et ne trouvai jamais rien. Pourtant ce lieu très bucolique, abandonné mais révélant avoir été structuré, étrange au fond de cette vallée, où je ne rencontrai jamais personne comme si la ville ne voulait pas le connaître, m’attirait sans cesse et j’y retournai dès que je le pouvais.
Ce n’est que très récemment, lors d’un de mes passages dans ma ville de naissance où je viens, de loin en loin, me vider d’une certaine nostalgie d’enfance que j’y retournai. J’eus alors la surprise de le voir, depuis peu, comme dans quelque jaillissement d’une mémoire collective longtemps refoulée et vaguement honteuse, transformé en un lieu de mémoire et d’apprendre que ce qui m’intriguait tant avait été dès 1939 un camp de concentration pour républicaines espagnoles puis opposantes allemandes et femmes juives en fuite arrêtées lors de leur passage en France, souvent avec leurs enfants. J’y appris également que le très célèbre mathématicien Grothendieck, âgé alors de 12 ans, y avait été enfermé dès 1940 avec sa mère, qu’il avait été autorisé à fréquenter le lycée où je serai moi-même amené à faire mes études puis qu’il avait été séparé de sa mère et caché, en 1942, dans un village de montagne, quand les allemands franchirent la ligne de démarcation, un mois après où, selon mon acte de naissance, je naissais dans la caserne où mon père était alors cantonné avant d’être, juste après ma naissance envoyé dans les Pyrénées où ma mère le suivit me laissant définitivement chez mes grands parents maternels car, pour les autres, leur Bretagne était trop lointaine.
Ma famille, ma mère notamment, ne m’ayant jamais parlé de mon père sinon pour me dire que c’était un brave homme, et, occupé à tant d’autres choses, n’ayant jamais été très insistant sur ce sujet j’ignorais tout de ces circonstances. Mais l’inconscient travaille et creuse sa voie de façon insidieuse faisant surgir des phrases qui travaillent : c’est aujourd’hui, trop tard, tous ceux qui auraient pu m’en dire davantage étant disparus, que j’aurais aimé comprendre l’attirance étrange du petit garçon que j’étais à essayer de constituer comme une archéologie de sa naissance.
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