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C’était dans la soirée d’une journée chaude d’été. Je devais avoir neuf ou dix ans. Nous étions, toute la bande, après le repas du soir, réunis pour jouer à un de nos jeux habituels : prendre notre élan, courir le plus vite possible jusqu’au sommet d’un des contreforts bas et inclinés de la cathédrale pour se laisser ensuite glisser, au détriment de nos fonds de culotte, sur sa pente inclinée qui constituait ce que les enfants d’aujourd’hui appelleraient un toboggan. Il devait être 22 ou 23 heures, la fraicheur de la nuit commençait à se faire sentir. Fatigués de jouer nous nous étions réunis sur les marches en avant du grand porche d’accès de la cathédrale. Dans cette ville alors peu éclairée, le ciel, d’un noir profond et apaisant, était un baldaquin brodé d’innombrables étoiles en partie seulement décoloré au sud par l’éclat de la grande croix lumineuse installée au sommet du versant de la montagne affirmant sur la ville son évidente suprématie catholique. La ville à cette époque presque sans voitures, à cette heure-là était très silencieuse. Seul, par moments, l’aboiement d’un chien dans le lointain rappelait des présences humaines. C’était un de ces moments de grâce où le bonheur d’être en bande s’imposait nous faisant oublier jusqu’à l’heure où nous devions nous disperser pour rentrer chez nous au risque de voir arriver l’un ou l’autre de nos parents, plus ou moins furieux suivant qui il était, nous rappeler à l’ordre.
Comme souvent nous nous livrions à une de nos occupations favorites, la discussion sur n’importe quoi. Ce soir là elle tournait autour de nos exploits individuels. Chacun d’entre nous, dans une certaine cacophonie, se vantait de prouesses plus ou moins crédibles. Un tel disait avoir réussi à grimper sur un des rochers difficile de la montagne, tel autre d’être allé, avec ses parents, passer quelques jours à la mer ou encore d’avoir fabriqué un arc tirant ses flèches à plus de cent mètres. Pour tenir notre rang dans la bande, nous n’étions pas sans nous livrer à une certaine surenchère. Je ne sais plus comment, la discussion en était venue sur le sujet des armes. Dans cette ville encore très rurale, à la sortie d’une guerre encore présente dans tous les esprits où l’on nous rappelait sans cesse les exploits des maquisards, les armes n’étaient pas des objets très rares. Chaque famille, ou presque, avait ainsi chez elle au moins un fusil de chasse. C’était donc à qui possédait un ou deux fusils de chasse, un sabre, un revolver, armes réelles ou imaginaires généralement hors de sa portée mais dont le récit laissait croire qu’il en était le propriétaire direct et surtout qu’il s’en était déjà servi. J’avais évoqué le sabre de cavalerie de mon grand-père, ses deux fusils de chasse à double canon, celui à un seul canon de mon père, et son revolver dont il était, depuis toujours, entendu dans la famille que je devais hériter quand je serais en âge de m’en servir. Mais cela ne suffisait pas à remporter la joute verbale. Alors je n’hésitai pas à parler de la caisse de grenades trouvée dans le fouillis du grenier de notre immeuble. Il y eu un bref moment de stupeur puis, de façon quasi unanimes, un ensemble de ricanements suivis de protestations : personne ne voulait me croire et chacun commença à se moquer de moi. Pourtant j’insistai, je jurai que c’était vrai, que je pouvais le prouver et tant de conviction commença à produire son effet, les moqueries cessèrent et on me mit au défi de justifier mes affirmations.
Le plus âgé de la bande qui avait la réputation d’être un dur et qui devait très prochainement entrer en apprentissage chez un artisan maçon sans avoir jamais obtenu le moindre diplôme prit alors les choses en main. Sa supériorité, son autorité sur la bande, tenait en grande partie à son âge il devait avoir quatorze ou quinze, mais aussi au fait qu’il était un des rares, parmi nous, à avoir des souvenirs réels de l’occupation allemande s’étant d’ailleurs souvent vanté, dans une attitude prestigieuse de petit résistant, d’avoir fait plusieurs blagues à des soldats sans que nous n’ayons le moyen de vérifier ses dires. Il me dit que si je voulais continuer à faire partie de la bande, il fallait que je prouve ce que je venais de dire et me mit au défi d’apporter, le lendemain, les grenades en question. Comme je résistai disant que ce n’était pas possible, que je ne pouvais pas, seul, transporter la petite caisse. Il me proposa alors d’amener toute la bande vérifier par elle-même. Je refusai, disant que si nous montions tous ensemble dans mon grenier, nous prenions le très grand risque d’être repérés et chassés. Il me proposa alors de venir seul. Je savais que si je refusais, je perdrais toute crédibilité aux yeux de la bande. J’acceptai. Je me levai généralement très tôt, je lui suggérai donc de nous retrouver le lendemain, vers les sept heures, sur la petite place près de chez lui où travaillait le tonnelier, ce qui ne surprendrait personne ce lieu étant un de nos points de rendez-vous habituel. Il fut d’accord. 
Sur ce, la discussion de la bande, étant parvenue au plus haut point d’attente, prit fin. Chacun rentra chez soi. Demain promettait d’être une journée passionnante même si inquiet de ce que pouvait être la conséquence de ma promesse, je dormis plutôt mal.

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