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Reprendre. De la période de notre vie où nous étions qualifiés de bébé, à celle où nous devenions des garçons, jusqu’à l’adolescence, où d’autres aventures nous appelaient, nous vivions en bandes, nous étions des enfants de la rue où, quel que soit le temps extérieur nous nous retrouvions dès que l’école nous laissait libres. Pour nos familles nous étions des garnements ou des chenapans, pour les commerçants de notre quartier, généralement catholiques bien pensants, à peine petits bourgeois mais cependant très timorés craignant de perdre quoi que ce soit du peu qu’ils possédaient et s’y accrochant sans répit, nous étions des petits voyous et ce même si aucun d’entre nous n’est jamais devenu un voyou, encore moins un grand voyou. Car si nous vivions dans la rue c’était tout simplement que nous n’avions aucun autre lieu qui nous soit autorisé. Les appartements de nos parents étaient minuscules, parfois insalubres ou du moins très dégradés, abritant, pour la plupart plusieurs enfants et il n’était pas question d’y inviter quelque ami que ce soit.
Celui de mes grands parents faisait pourtant exception car c’était l’étage noble d’un ancien hôtel aristocratique dont la porte d’entrée, magnifiquement sculptée figurant sur tous les guides touristiques ouvrait sur un escalier majestueux occupant presque la moitié de l’immeuble et qui me semblait de marbre mais dont j’appris plus tard, après avoir accidentellement provoqué la chute d’une balustre, que ce n’était en fait que du bois peint. Dans mon enfance, même si j’étais étonné par la hauteur de ses plafonds, il n’était que façade et ses faux-semblant se révélaient partout. Sur ses cinq étages, l’immeuble abritait six familles dans plusieurs appartements par étage qui avait été cloisonné. Aucun d’eux, pas plus celui des autres occupants de l’immeuble, que celui de mes grands parents n’avait ni toilette ni salle de bain et il faudra attendre l’année de mes onze ans pour que je découvre la béatitude que pouvait procurer une douche. Pour tout l’immeuble, une seule toilette à la turque aux repose-pieds gluants et glissants, irrespirable, immonde, fermée par le crochet intérieur d’une demi-porte dans une petite cour du rez-de-chaussée. Lieu si peu d’aisance et tellement fétide qu’enfant, outre le fait que je m'efforçai d'avoir à y aller le moins possible — ce qui n'était pas sans me poser parfois quelques problèmes, je préférais, dut ma pudeur en souffrir, en laisser la porte entrouverte effrayé à l’idée de glisser dans ce trou qui me semblait la gueule d’un monstre ignoble de l’enfer à l’haleine obscène. 
L’appartement, qui avait deux entrées était constitué de cinq pièces : une cuisine dont la porte était devenue l’entrée principale, une pièce moyenne que nous appelions la petite salle à manger, une grande pièce —cette grande salle à manger interdite dont j’ai déjà parlé et qui, vaguement divisée par un rideau, contenait la chambre de ma grand-mère dans le lit de laquelle couchait aussi mon frère — la chambre de mon grand-père donnant sur un corridor où ouvrait la porte principale condamnée et, au bout de ce corridor obscur de quelques mètres, la chambre dont, avant qu’il se marie, je partageais un ou deux ans le lit avec le plus jeune de mes oncles et qui, par une porte condamnée dissimulée au fond d’un placard donnait également sur la petite maison mitoyenne où avaient dû être les logements des domestiques au temps des fastes de l’immeuble.
Toute cette « géographie » dont je devrai parler plus tard, si je poursuis cet écrit joua, de façons diverses, un grand rôle dans mon enfance.

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