1 Je ne me souviens plus, je ne me souviens pas… Jamais je n'ai eu de mémoire. Aujourd'hui, aujourd'hui, j'ai soixante dix ans ans et de ces vingt huit mille et cent cinq jours qui font mon existence, je n'ai souvenir que d'une petite poignée. Je n'ai, de plus, aucune certitude que ce reste ridicule, appréciable sur les doigts de mes mains, ait bien constitué la quintessence de ma vie. Je crains d'être passé à côté de l'essentiel, de ne constituer mes souvenirs que de choses futiles comme de ces couleurs criardes qui sur certaines toiles gênent la perception des nuances plus fines. Aussi, une de mes obsessions les plus fortes, les plus récurrentes, a toujours été, pour une raison ou une autre, d'être interrogé un jour par un quelconque inspecteur de police dont la question serait : "Qu'avez-vous fait à telle date et à telle heure ?…" et ceci quand bien même la date ne remonterait que deux ou trois jours en arrière. Sans avoir jamais...
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2 C’était autour de 1950, j’avais alors 8 ou 9 ans et mon frère cadet, qui me suivait partout et me servait trop souvent de cobaye, en avait alors 6 ou 7. Notre père avait été tué à la fin de la deuxième guerre mondiale dans des circonstances peu claires et que je n’ai jamais, malgré mes recherches, réussi à comprendre. Notre mère, veuve et mère trop jeune, avait totalement délégué le soin de notre éducation à nos grand parents maternels chez qui nous vivions étant interdits d’intrusion dans l’appartement maternel. Ils étaient adorables et nous adoraient, mais ils étaient aussi trop pauvres et trop âgés pour nous inculquer une réelle éducation. Le grand-père ne s’occupait de nous que pour nous apprendre la nature autour de ses piliers favoris : pêche, chasse, braconnage, jardinage. Pour les reste nous étions libres comme l’air et si on nous menaçait parfois du fouet, celui-ci faisait en fait peu d’usage. Notre mère, que nous ne voyons que de loin en loin, ne s’intéressait, par...
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3 La ville où je suis né est enclavée au fond d’une vallée profonde entre au Nord, de grands plateaux granitiques ; au sud un petit causse calcaire ultime étape avant les cévennes schisteuses. Particularité qui, outre le massacre qu’y commit le capitaine Merle à la Noël 1579, la destina au XVI ème siècle à être le rempart contre le protestantisme cévenol. C’était donc une minuscule ville où la religion était alors présente avec force : plusieurs églises et couvents, plusieurs écoles « libres » deux séminaires, deux cathédrale pour une population d’environ 5000 habitants. La religion catholique représentait à la fois un modèle et un repoussoir qui partageait bien des familles. J’ignore quelle attitude mon père adoptait devant la religion mais le reste de la famille était plutôt du genre athée revendiqué chez les hommes et croyant par prudence pour les femmes. On était ainsi constamment dans une attitude bancale : le grand-père et mes oncles ricanaient ou même coa...
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4 Ainsi, si je remonte dans ma plus lointaine enfance, à l'aube même de ce que l'on peut appeler ma mémoire, s'imposent deux images distinctes dont je ne saurais dire laquelle précède réellement l'autre. Vouloir se rappeler de tout ?… Est-il possible de revivre ? La première est celle d'une vieille femme assise dans un fauteuil, et l’image que j’en conserve me fait penser qu’il s’agissait d’un fauteuil Voltaire au dossier haut. La peau de son visage est fripée comme ces pommes reinettes que mes grands parents déposaient dans leur grenier pour les conserver le plus longtemps possible. Elle porte une toute petite coiffe de dentelle noire, parle lentement d'une voix faible et fatiguée. Nous — mais qui étaient ce nous ?…— sommes venus la voir quelques maisons en contrebas de l’appartement de mes grands parents, trois marches hautes sur la rue devant la maison puis un petit escalier de bois étroit aux marches de bois craquantes. Quelqu'un, dont je ne revois rien,...
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5 De 6-7 à 13-14 ans, nous vivions en bandes, nous étions des enfants de la rue. Nous vivions à une dizaine d’enfants mâles dans ce que nous appelions notre quartier, c’est-à-dire quatre rues formant un quadrilatère d’environ 100 mètres sur cinquante mais qui, alors nous paraissait plutôt vaste. Notre petite ville était ainsi divisée en cinq quartiers qui occupaient le centre ancien avec ses petites ruelles sales sur les murs desquelles, n’ayant guère d’autre choix, les habitants mâles ne se privaient pas d’uriner malgré les nombreuses inscriptions au pochoir déclarant qu’il était interdit de le faire. Tout le reste, essentiellement hors du tracé encore bien visible des anciennes murailles, n’était qu’un territoire inclassable où nous ne nous aventurions que rarement. Car ce qui faisait la cohésion et la force particulière d’une bande, c’est qu’il y en avait d’autres auxquelles s’opposer par tous les moyens possibles. Le centre, plus exactement le centre vital, le point naturel de rall...
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6 Reprendre. De la période de notre vie où nous étions qualifiés de bébé, à celle où nous devenions des garçons, jusqu’à l’adolescence, où d’autres aventures nous appelaient, nous vivions en bandes, nous étions des enfants de la rue où, quel que soit le temps extérieur nous nous retrouvions dès que l’école nous laissait libres. Pour nos familles nous étions des garnements ou des chenapans, pour les commerçants de notre quartier, généralement catholiques bien pensants, à peine petits bourgeois mais cependant très timorés craignant de perdre quoi que ce soit du peu qu’ils possédaient et s’y accrochant sans répit, nous étions des petits voyous et ce même si aucun d’entre nous n’est jamais devenu un voyou, encore moins un grand voyou. Car si nous vivions dans la rue c’était tout simplement que nous n’avions aucun autre lieu qui nous soit autorisé. Les appartements de nos parents étaient minuscules, parfois insalubres ou du moins très dégradés, abritant, pour la plupart plusieurs enfants et...
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7 Par quel bout prendre cette tentative d’autobiographie insincère tant il me semble que la moindre des anecdotes ne peut se comprendre sans une préalable description de la totalité du contexte. Je me répète : nous étions des enfants de la rue où nous vivions en bandes dans un petit quadrilatère où tout habitant connaissait les autres. Notre vie, pour l’essentiel, se déroulait ainsi dans trois mondes très différents bien que pas totalement étanches : celui de l’école où nous attendions que le temps passe, celui de la famille où nous passions par nécessité le moins de temps possible et celui de la bande où le temps nous semblait toujours trop court même si, pour une très grande part, nous ne faisions rien d’autre que parler et écouter avec une certaine admiration les exploits de nos chefs auto-proclamés avant, par diverses épreuves, de monter dans la hiérarchie implicite. Dans une vie où tout semblait obéir à un agenda écrit d’avance, la bande par sa capacité d’invention de sti...