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Affichage des articles du août, 2023
28 Les membres de la bande arrivèrent comme toujours assez rapidement l’un après l’autre. Le chef, comme nous avions l’habitude d’appeler le plus âgé de nous, le rouleau de papier journal sur les genoux, fit durer le suspens : il attendit que nous soyons tous réunis pour brandir son paquet et dire en me montrant : « il n’a pas menti, il y a bien des grenades dans son grenier ». Ma réputation s’en trouva aussitôt indiscutablement grandie. Plusieurs voix s’élevèrent : « Fais voir, fais voir… » mais le chef, presque en chuchotant comme s’il craignait que quelqu’un en dehors de nous l’entende, dit : « Pas ici, c’est trop dangereux, on pourrait nous voir, allons dans la chambre de commandement… ». Le ghetto avait, depuis bien longtemps été coupé en deux, par la rue principale, la rue Notre-Dame comme si, là encore il fallait affirmer l’emprise catholique sur la petite ville. Du côté droit descendant cette rue, se situait le ghetto proprement ...
29 Soixante dix kilomètres de vélo et, durant tout le trajet, je n’ai cessé de revisiter mon enfance. Ce devoir de vacance que je me suis gratuitement imposé et dans lequel l’amitié, l’affection même, de lecteurs que je n’attendais pas là m’enferme. Il serait temps que je pense à autre chose car, qui qu’il en soit, je ne revivrai jamais cette période préférée de ma vie. Dont l’évocation ne va pas sans une certaine nostalgie à la fois si douce et un peu douloureuse tant je me rends compte que j’ai traversé bien des situations sans vraiment les comprendre. Ainsi je n’ai jamais bien compris quelle était la situation sociale de mes grands parents car, par divers côtés, ils semblaient un peu dénoter dans le paysage et ne me cachaient pas le peu d’estime qu’ils avaient pour certains des parents de mes amis de la rue, la seule prostituée de la ville, par exemple, mère d’un copain de mon âge qu’elle élevait seule bien plus déluré que moi qui m’initia à bien des choses interdites. Ou encore la ...
30 Manœuvres d’évitement, aujourd’hui tout m’est bon pour ne pas me mettre à écrire et pourtant, il me reste tant à rapporter de ces quatorze ans d’une vie d’enfance pleine. De quoi parler ? Les thèmes se bousculent : les marchés aux bestiaux ou hebdomadaires, nos activités licites, illicites, nos armes et nos combats, nos rivalités entre écoles, nos jeux plus ou moins conscients avec le danger, nos rapports aux animaux, nos résistances aux contraintes extérieure … Procrastination ? Pas vraiment. Plutôt un doute sur l’utilité d’écrire, chaque jour, une page. Un doute sur l’utilité d’écrire. Je n’ai, sur ce point, jamais été clair, comme une peur de ne pas me trouver à la hauteur, de ne pas être vraiment un écrivain, cet être tant surévalué, une vraie peur devant les imperfections et les mensonges des mots et des phrases par lesquels il est si facile de se laisser entraîner. Il est si simple de marcher, pédaler, nager, regarder la télévision, aller au cinéma, voyager… Fuir...
31 Il y avait aussi quelques autres endroits de la rivière où la bande, mon frère et moi ou mon grand-père, nous avions des activités particulières. Avec mon grand-père qui acceptait parfois de m’emmener, très rarement car il aimait bien la solitude de la campagne, c’étaient les endroits les plus éloignés à l’ouest de la ville vers son village natal où il avait ses endroits de pêche, ou encore lorsqu’en famille, nous allions pique-niquer dans un grand pré avant de nous livrer à la pêche aux écrevisses soit avec des balances dans les eaux plus profondes, espèces de petits filets rounds cerclés de fer sur lequel nous attachions une tête de mouton, l’appât le plus efficace, ou quelques os portant des restes de viande sur lesquels se précipitaient de nombreuses écrevisses qu’il suffisait alors de remonter pour les cueillir avant d’en faire des festins tant la rivière en contenait. Mais nous aimions aussi les attraper à la main, marchant dans la fraicheur de l’eau jusqu’aux genoux, nous n’a...
32 En ce qui concerne les truites nous n’étions pas en reste. Mais nous ne les pêchions pas « à la loyale » comme faisait mon grand-père. À l’ouest de la ville, la rivière formait comme une plaine, où dans les 30 ou 40 centimètres d’une eau étale d’une transparence absolue où les couleurs variées des pierres du fond faisant une mosaïque, se laissaient aller de nombreuses truites aux mouvements paresseux se contentant de faire du surplace dans le contre courant. C’était le lieu de nos pêches à la main. Bien sûr, lorsque nous allions vers elles, les truites s’enfuyaient mais nous avancions à plusieurs essayant de les pousser vers un creux de la berge où, parfois munis d’une épuisette ou d’un filet à papillons, nous nous donnions quelques chances de les attraper. C’était souvent, très souvent, un échec mais au fond, le jeu nous amusait plus que la prise. Nous allions aussi les chercher sous les pierres où nous glissions nos mains en aveugle saisissant ce que nous y sentions de gl...
33 J’écris comme je rêve, paisiblement. Avec aussi peu de cohérence dans mes dires. Je ne sais pourquoi, aujourd’hui, c’est de ma grand-mère que j’ai envie de parler. Ma grand-mère était une petite femme, moins d’un mètre soixante certainement, plutôt boulotte et ronde, des cheveux jaune-blanc toujours tirés en arrière, ignorant absolument toute coquetterie, la plupart du temps revêtue d’un tablier comme en portaient à cette époque les femme de la campagne. Dans la maison, l’hiver, sa position favorite était, assise devant la grande cuisinière, les pieds chaussé de ses charentaises posés sur la barre du four, émettant aisni parfois une odeur de caoutchouc chaud, et somnolant ou lisant, presque d’un bout à l’autre le quotidien local dans lequel il n’y avait rien à lire. L’été, elle se mettait sur le balcon pour accomplir la même tâche, regardant les passants, échangeant quelques paroles avec certains d’entre eux. La vie pour elle était un grand repos. Je savais qu’elle avait été institu...
34 C’est le lundi 1 octobre 1951. C’est ma rentrée des classes en CM2. L’année la plus sérieuse, la plus importante, il va me falloir préparer le concours d’entrée en sixième ou, c’est encore en discussion dans la famille le collège militaire d’Autun où mon statut de pupille de la nation m’accorde une certaine priorité. J’avoue avoir une certaine préférence pour Autun, l’image militaire, celle du héros et puis, contrairement à nombre de mes camarades qui n’envisagent pas leur vie ailleurs que dans cette ville où ils sont nés, pour moi qui n’en ai jamais bougé, ou presque, la possibilité de voyager… Mais rien n’est encore décidé. Pour l’instant, c’est la rentrée des classes et tout se déroule comme cela se doit, comme cela s’est toujours fait. Les classes ne changent guère d’une entrée sur l’autre, seuls les redoublants… Rien de bien excitant. Pourtant cette année-là, il y a du nouveau. Ou plutôt un nouveau. Un vrai nouveau que personne ne connaît, qui n’est donc pas de la ville. C’est ...
35 Il est des jours où je me sens proche d’une forme légère de dépression, où, dès le réveil, la vie me pèse comme une chape de plomb où plus rien ne vaut, où j’ai l’impression que l’arrière de ma boîte crânienne est enserrée par des mains invisibles, où je ne vois devant moi la longue suite des minutes que comme un parcours inutile où chaque pas sera pesant et toute tentative de faire quoi que ce soit se heurtera à un sentiment opaque d’inutilité, où j’enferme ma solitude dans une espèce de somnolence molle. Aucune perspective, mes pensées sont cotonneuses, mon corps est désossé, flasque, plus aucune énergie et je me traîne de lit en canapé et de canapé en chaise longue. Une asthénie absolue. Ces jours-là, je n’ai aucune envie d’écrire ni de faire quoi que ce soit. À peine une pensée, ou plutôt quelque chose qui pourrait ressembler à une pensée, semble-t-elle vouloir s’organiser dans mes neurones qu’elle se défait dans le début d’une autre. Je ne parviens à penser à rien qui aurait un...
36 Ne vous y trompez pas, m’interrogeant sur l’utilité de mes écrits, je ne mendie pas de lectures. Je dis ce qu’est ma vie. Sans plus car, à écrire mes mémoires, autant être honnête. Sinon à quoi bon cette introspection ? Mais passons… Je ne sais comment cela s’est fait, je ne sais qui des deux, du nouvel élève ou de moi avons abordé l’autre, de ça je n’ai aucune image, aucune mémoire. Montaigne a très bien décrit cela en parlant de son amitié avec La Boétie. Dans mon souvenir je nous vois toujours ensemble mais je suis incapable de dire quand cela a commencé. Son chemin vers l’école et le mien se rencontraient à une petite place de la ville appelée du griffon, je ne sais non plus pourquoi et j’avoue que je m’en suis jamais soucié. Il y avait un bassin de pierre et cinq tuyaux versant de l’eau, le tout surmonté par un tout petit et étrange personnage naïf en bronze. Chaque matin, le premier arrivé attendait l’autre et nous faisions toujours ensemble les cent mètres qui nous sépara...
37 Seuls les récits mettent de l’ordre dans les événements qui se produisent dans la plus totale incohérence. La situation générale s’améliorait, la guerre et ses conséquences s’éloignaient, nous étions en pleine guerre d’Indochine mais l’Indochine était loin, elle ne concernait que des militaires de carrière et moins de français que d’Indochinois ou d’Africains et cela influait peu sur la vie en France. Aussi, l’année scolaire 1952-1953 fut pleine d’imprévus comme si mon amitié nouvelle avait ouvert plusieurs portes dans le labyrinthe de ce qui devait être ma vie. Et cela commença de façon tout à fait désagréable. Je ne sais plus quel jour exactement, mais c’était avant la rentrée des classes, fin août ou début septembre certainement parce qu’il faisait encore chaud et les soirées étaient agréables. Un soir donc, après le repas, comme à son habitude, ma grand-mère eût envie de faire une petite promenade et demanda à mon frère et moi de l’accompagner. Pour une fois elle ne nous entraîn...
38 Tout souvenir est impossible. Nous croyons nous souvenir et ce dont nous nous souvenons n’est qu’une interprétation actuelle du temps dont nous disons nous souvenir. La mémoire humaine n’est pas seulement une mémoire au sens archiviste du terme, elle n’est ni passive ni définitive. Ce que je rapporte aujourd’hui avec sincérité, je ne crois pas, pourtant avec la même sincérité, le rapporter identique demain. Fixer le souvenir, en parler, l’écrire a cette vertu de permettre la comparaison entre le moment où je l’écris et celui où je le retrouve à nouveau. Un souvenir se reconstruit chaque fois qu’on l’évoque. Le temps ne se rattrape pas comme dit la chanson, le temps, le temps passé n’est qu’une variable du présent. Chacun a ainsi fait l’expérience traumatique, alors qu’il rapportait un de ses souvenirs, qu’il avait bien la certitude absolue que cela s’était passé de la manière où il le disait, de se trouver plus ou moins, parfois complètement démenti par un proche ayant vécu en même ...
39 Souvenir. Mensonge. Vérité. Je ne sais pourquoi cette question me taraude. En cette époque où l’image est reine, je me suis dit qu’il n’y avait qu’une façon d’avancer un peu dans ce questionnement. J’ai en effet, dans mon grenier, une caisse pleine de photographies que je me suis promis plusieurs fois de trier mais reculant toujours devant l’ampleur de la tâche, peut-être aussi par crainte de ne pas trouver ce que je croyais y être. Je me suis décidé à m’atteler à ce travail pour dans un premier temps, chose plus facile, séparer les photos noires et blanches de celles en couleur. Celles concernant mon enfance ne pouvaient en effet être que dans la première série. Elles n’étaient pas nombreuses, peut-être une cinquantaine, je ne les ai pas comptées. Contrairement à nombre de celles en couleur qui ne résistent pas au temps et s’effacent inexorablement, celles en noir et blanc sont encore très visibles. Dans cette pauvre collection d’images, j’ai en effet trouvé quelques réponses à mes...
40 Je glisse lentement vers la vieillesse. Il m’arrive, de plus en plus souvent, de plus en plus longuement, avalé par mon canapé préféré de laisser mon esprit vaguer à son rythme, sans aucune force ni envie de le contrôler. Car nous vivons simultanément dans au moins quatre univers parallèles, ceux de l’imagination, de la réalité, du rêve et du souvenir qui, mutuellement, s’influencent. Notre personnalité propre, nos vies sont la résultante de ces quatre forces qui nous entraînent sans fin et nos vérités ne se construisent que dans leurs fluctuations. J’en ai encore eu la preuve dans une des photos que je viens d’extraire de ma caisse. Un de ces clichés traditionnels pris à la fin de l’année scolaire. Celui-ci date de ma dernière année d’école primaire, juste avant le concours d’entrée au lycée. Elle présente vingt trois garçons disposés sur trois rangées. La première, où je figure, est assise sur un banc renversé, les deux autres sur les marches de l’escalier qui mène à la salle de c...
41 Depuis que je me suis lancé dans ces devoirs de vacance, je ne cesse de rêver, de rêver de situations labyrinthiques où je me perds, échoue de communiquer avec les êtres que je rencontre, où domine une sensation de confusion et d’incohérence absolue. Tout se bouscule dans le rappel de ma mémoire avec la pression de l’urgence. Mon cerveau est une cocotte minute dont ces pages sont la soupape permettant d’en relâcher la pression. Aussi, comme dans l’univers chaotique de la vapeur, les souvenirs me reviennent non dans un ordre chronologique, mais dans un désordre qui m’échappe. Pourquoi, par exemple, ai-je, aujourd’hui, envie d’évoquer ce que furent, pour l’essentiel, les jeux de ma bande entre nos sept et douze ans ? Bien sûr ils étaient variés suivant notamment la météo et les lieux, allant du jeu de billes, aux osselets, à cache-cache, à l’élaboration de cachettes, à la fabrication de planches à roulements à bille pour faire la course en dévalant les rues de la ville. Pourtant, ...
42 Nous préférions donc les armes de projection. Nous passions beaucoup de temps à en fabriquer méticuleusement trois : des javelots, des lance-pierres et des arcs. Pour les javelots nous cherchions de longues branches le plus droites possibles. Les flancs de la vallée portaient nombre de buissons de noisetiers que nous examinions minutieusement pour trouver une partie rectiligne d’environ un mètre cinquante dont nous enlevions l’écorce et dont nous affûtions le côté le plus étroit avec les canifs dont la plupart d’entre nous étaient pourvus. Ensuite, quand nous le pouvions, nous les chauffions à un feu, essayant sous l’effet de la chaleur de les redresser le plus possible. Cela pouvait prendre plusieurs heures mais nous étions très fiers quand nous avions obtenu un résultat satisfaisant. Dans les batailles, nous hésitions en fait à les lancer car nous risquions de voir nos adversaires s’en emparer et, bien souvent, ces javelots nous servaient en fait plutôt comme simples bâtons, é...
43 Il faisait extraordinairement beau ce jour là. Une journée de fin de printemps ou de fin d’été. Il devait être huit ou neuf heures. Le ciel était de ce bleu profond uniforme comme seuls peuvent l’être les cieux de montagne. Je me revois assis sur un petit tabouret sur le balcon de mes grands parents. Quelques passants commencent à circuler dans la rue au-dessous de moi. J’avais peut-être dix ou onze ans, pas plus car je ne crois pas être déjà rentré en sixième. Je suis vêtu d’un short et d’une chemisette. Je viens de boire mon bol de chocolat matinal. Je suis bien, baigné par la chaleur douce du soleil qui commence à dépasser les toits et à me chauffer car à l’altitude de la ville les débuts de matinée sont frais. Je sens que la journée va être parfaite. La veille j’ai longuement sélectionné dans un buisson de noisetiers une longue branche presque totalement droite d’environ trois centimètres de diamètre dans sa partie la plus large. J’ai aussi sélectionné cinq petites autres branch...